David Olivier - Sensibilité

La sensibilité

Nous nous soucions des animaux parce qu'ils sont sensibles, parce qu'ils ressentent le plaisir et la souffrance. Cependant, la conscience ou la sensibilité sont des réalités que l'on éprouve en tant que sujet, « de l'intérieur ». Elles ne sont pas mesurables objectivement, de l'extérieur, comme peuvent l'être la vitesse ou la température. Notre éthique repose tout entière sur une notion qui ne peut faire l'objet d'une observation scientifique. Comment défendre cette éthique sans pour autant nier les incertitudes relatives à la sensibilité ?

David Olivier : [2:44] C'est...
encore une fois c'est un débat que
j'ai pas préparé beaucoup; alors qu'en fait, la sensibilité c'est un sujet que j'aurais
voulu, justement, préparer plus. Parce que c'est quelque chose que je n'ai
jamais abordé de front; c'est la première fois, c'est quelque chose qui m'est
assez personnel. Enfin, c'est un sujet aussi, disons, qui a été abordé dans un
certain nombre de d'ouvrages, Peter Singer, d'autres philosophes anglo-saxons
l'abordent; mais, je dirais, les personnes qui l'abordent en général sont
justement des philosophes, et l'abordent d'un point de vue philosophique, et,
je dirais, justement, sans vraiment avoir conscience des difficultés que ça
peut poser d'un point de vue scientifique. Il y a d'autres personnes qui
abordent cette question d'un point de vue à la fois philosophique et
scientifique, surtout dans le monde anglo-saxon, bizarrement très peu dans le monde
de la philosophie française - ou, je pense, continentale, enfin, ce qu'on
appelle «continentale», européenne - c'est un problème qu'on appelle en
Angleterre le problème de «mind and matter», c'est-à-dire - c'est un peu
difficile à traduire - on pourrait dire «l'esprit et la matière», mais «mind»
c'est pas non plus exactement l'esprit, c'est simplement le fait de ressentir
quelque chose, c'est le «mental»; le mental, sans aucune connotation ésotérique
particulière, simplement le fait de... de ressentir les choses; et la matière,
ce problème de l'esprit et de la matière. Je pense que c'est... qu'il n'y a
aucun philosophe qui arrive à des conclusions très définitives, aucun
philosophe ou chercheur, y compris scientifique, qui arrive à des conclusions
très définitives là-dessus. Bon, ce que je viens de dire est pas tout à fait
vrai, parce qu'il y en a qui arrivent à des conclusions définitives, mais qui à
mon avis ne tiennent pas debout, qui sont les personnes qui ont un point de vue
scientifique positiviste - enfin, bon, moi ce que j'appelle le positivisme -
qui évacue le problème, qui considère que, grosso modo, le problème n'existe
pas.

Alors, le problème, comment il se pose : il est, simplement, que
les objets qu'on a autour de nous, on constate que c'est des objets inanimés;
inanimés dans le sens qu'ils ne bougent pas d'eux-mêmes, on peut dire, mais
aussi, inanimés... même une voiture automobile, pour reprendre cet exemple qui,
heu, plaît tellement [rires d'autres personnes] - cet exemple, je
l'utilise en particulier parce que ça bouge, une voiture automobile, ça bouge,
donc on pourrait dire que c'est animé, et je dirais même qu'on a souvent
psychologiquement, un petit peu, quand on voit une voiture... je ne peux pas
m'empêcher de voir le radiateur comme une bouche et les deux phares comme des
yeux, quoi, c'est-à-dire qu'on a une certaine...

Florence : C'est toi, David ! [rires]

David : [5:46] Non, mais, et je lu par ailleurs, qu'on a effectivement ce
réflexe de façon assez immédiate, de voir n'importe quel objet qui bouge et qui
a quelque chose qui ressemble à deux yeux et une bouche, quelque chose qu'on
peut vaguement coller sur une idée d'image, comme un animal, comme quelque
chose d'animé. Il n'empêche qu'une voiture automobile, on sait très bien que...
enfin , sauf chose très surprenante, qu'une voiture automobile ça ne ressent
rien. Donc, il y a de la matière, de la matière qu'on peut considérer comme
inanimée... encore que, historiquement, et même aujourd'hui il y a des idées,
des philosophies, des religions qui voient de l'animé partout; l'animisme, ce
qu'on appelle l'animisme, et d'autres façons de voir les choses, qui, d'une
certaine façon, voient un esprit en chaque chose, l'esprit de l'eau... donc,
c'est pas non plus si absolu que ça. Mais on a quand même cette image d'une
matière inanimée qui, je pense, est en grande partie juste. Et puis, cette
matière inanimée, on peut pas imaginer comment elle pourrait être animée.

Dominique : 93% des personnes parlent à leur ordinateur...

[brouhaha]

David : [7:16] Non, mais en plus, l'histoire
de l'ordinateur, je crois que
c'est très parlant... [brouhaha] Donc, on peut pas... étant donné que cette
matière, on la voit de l'extérieur, on peut pas imaginer comment il pourrait y
avoir un processus là-dedans qui, brusquement, amènerait cette matière à...
ressentir quelque chose. C'est-à-dire, ce phénomène de ressentir quelque
chose

nous paraît... en plus, entre la physique, donc, que nous connaissons, la
physique telle qu'elle est établie, dont on sait qu'elle est extrêmement
efficace, extrêmement performante, pour expliquer le mouvement de toutes les
choses sur lesquelles elle a porté son attention - sauf les cas où on peut se
dire qu'elle ne sait pas expliquer les choses pour des raisons simplement de
complexité, mais la physique peut expliquer le mouvement d'un crayon, le
mouvement des planètes, le mouvement des atomes, cette physique qui paraît
capable d'expliquer tout est une physique qui regarde tout de l'extérieur - qui nous dit que
les choses bougent, de l'extérieur, à cause de forces extérieures, et il n'y a
rien qui correspondent dans cette physique à une intériorité; or nous savons
très bien que nous avons une intériorité. Qui n'est pas simplement le fait
qu'il y a un intérieur et un extérieur, comme dans une boîte de conserve, mais
que nous avons un point de vue intérieur. C'est-à-dire que nous voyons le monde
à l'extérieur de nous, nous le voyons en nous. On a l'impression qu'il y a
quelque chose en nous qui ressent les chose, et ce... donc, ce petit génie, ou quelque chose
comme ça, qui correspond à notre sensibilité, à nos émotions, à tout ce que
nous ressentons, que nous voyons, la physique paraît complètement incapable
d'en rendre compte le moins du monde. D'un autre côté, la physique se prétend
complète, c'est-à-dire se prétend capable de... comme elle est capable de dire
comment les atomes doivent se mouvoir, elle devrait théoriquement être capable,
puisque nous sommes des collections d'atomes, et que nous sommes des objets
physiques comme n'importe quel morceau de matière, elle devrait être capable de
dire comment nos mains vont se mouvoir, comment notre bouche va se mouvoir,
suite à l'effet des impulsions nerveuses, suite aux chimies qui se passent dans
notre cerveau, aux différents calculs, on pourrait dire, qui se passent dans
notre cerveau, et donc elle devrait être capable de dire, de prévoir, en
principe, d'expliquer pourquoi nous vivons des choses... n'importe quoi, du
genre «j'aime bien le café», sans faire intervenir aucune intériorité,
simplement par le jeu des petites boules de billard - à une époque on le voyait
comme ça, maintenant la physique voit les choses un peu autrement - petites
boules de billard qui s'entrechoquent, et qui finissent par produire des
mouvements des lèvres, et des autres organes... Ce point de vue de la physique,
c'est un point de vue qui s'est développé relativement tôt, c'est-à-dire à
partir du XVIe siècle à peu près, et qui... bon, à l'époque on ne savait
certainement pas comment étudier la matière tant en détail, on savait même pas,
on connaissait même pas les atomes et beaucoup de choses, mais on avait une
image du monde comme étant un ensemble de petites boules de billard, donc
quelque chose d'entièrement mécanique, et cette vision du monde, à la fois on
était émerveillé par son efficacité, et puis en même temps, on [krlmzq]
ressentir un malaise.

On ressentait un malaise d'un point de vue aussi, je dirais... je
ne sais pas si on ressentait un malaise pour les mêmes raisons que moi je
ressens un malaise face à cette vision, qui est qu'elle me semble incapable
d'expliquer l'intériorité, mais en tout cas on ressentait, on exprimait un
malaise d'une autre façon, qui était le fait qu'elle semblait... nier le
libre-arbitre, et elle semblait nier l'âme humaine, elle semblait nier tout une
série de choses mises en avant par la religion... À ce moment-là est apparu...
il y a eu la théorie de Descartes, qui a dit, qui a voulu... Descartes, il fait
la «part du feu», d'une certaine façon; c'est-à-dire, face à cette avancée de
la science qui, a priori, semblait posséder un pouvoir très corrosif, très
dangereux pour la religion, Descartes a dit, il y a un monde qui est le monde
matériel, c'est le monde des petites boules de billard, qui est le monde de
tous les objets matériels; et dans ce monde de tous les objets matériels, on
inclut les animaux. On inclut les animaux, et on dit qu'un chien... si je
prends un chien, et que je l'ouvre, sans anesthésie, puisqu'on ne la
connaissait pas à l'époque, on le découpe en deux, on regarde les organes à
l'intérieur - c'est des expériences qui réellement ont été faites à l'époque -
le chien se met à hurler, pleure, jappe et tout ça, et on disait «c'est comme
les mouvements d'une horloge qui se... les grincements d'une horloge, ça peut
faire un peu mal aux oreilles, mais ça n'a aucune importance, ça ne correspond
à rien de ressenti à l'intérieur de l'animal. Ça permettait de déclarer
[13:04] que l'animal était
un... qu'il n'y avait pas de problèmes, d'une part pour faire la vivisection,
et donc pour l'avancement de la science à cette époque-là, et d'autre part ça
évacuait le problème de pourquoi les animaux pouvaient souffrir, ce que je
disais ce matin... Mais un objet, un type d'objet dans le monde n'était pas
comme ça, disait Descartes, ce sont les êtres humains. Tous les êtres humains
sans exception sont des êtres doués d'une âme... il disait doués d'une âme, ou
d'une raison, c'était synonyme, ça revenait au même, et que les êtres humains,
par contre, possèdent une âme créée par Dieu, créée séparément par Dieu,
relativement à la matière, et... ce que Descartes n'a pas bien expliqué, et qui
est un point fondamental, encore aujourd'hui, c'est comment cette âme était
censée mouvoir la matière. Et comment la matière... on peut imaginer
éventuellement que l'âme soit quelque chose un peu en spectateur des mouvements
de la matière, que quand on se promène dans le monde, que quand les yeux
reçoivent les rayons de lumière, ça impressionne les yeux, et bougent
différentes billes à l'intérieur de notre corps, et que l'âme constate ces mouvements de
bille; [14:24] mais il était
contraire aux lois de la physique, aux lois qu'on pressentait à l'époque de la
physique, aux lois purement mécaniques, que cette âme puisse, elle, agir sur le corps.
Descartes laissait ça un petit peu dans le flou. Mais je pense que cette
attitude qu'il a schématisée dans sa théorie, sous des formes, je dirais, plus
modérées, est restée l'attitude aujourd'hui dominante dans les sciences telles
qu'elles sont aujourd'hui, c'est-à-dire avec cette idée qu'il y a un partage du
monde entre le monde scientifique, qui étudie les choses qui sont, les choses
matérielles et tout ça, et un monde qui serait le monde de la morale, le monde
religieux, le monde de l'esprit, qui échapperait à la science, et qui serait
spécifiquement humain, les animaux étant quand même encore aujourd'hui
rejetés comme étant du domaine de la biologie, alors que l'être humain aurait
quelque chose en plus que la biologie, et... bon, c'est ce qui permet à
beaucoup de personnes, des [krlmzq] et d'autres de maintenir comme une espèce
de double croyance par rapport à ça, que le monde est à la fois quelque chose
régi par des lois matérielles entièrement déterministes, et qu'il est quelque
chose qui contient l'esprit, qui contient la morale, qui contient le
libre-arbitre et des choses comme ça. Alors qu'a priori, si on y réfléchit deux
minutes, il y a un problème. Il ne suffit pas de dire il y deux mondes, et puis
voilà. Il y a un problème, parce que nous sommes de la matière, nos mains sont de
la matière, si je bouge les mains c'est parce que je le veux, mais en même
temps c'est suite à toute une série de phénomènes physiques.

[16:17] Là, je suis en train de mettre le doigt sur des problèmes. Alors,
j'aimerais bien pouvoir dire des solutions. Mais le problème c'est que je n'en
ai pas beaucoup, mais je pense que... disons, que je serais certain de ne pas
en avoir du tout si le monde de la physique était resté tel qu'il était, tel
qu'on l'imaginait au XIXe siècle, au XVIIIe siècle; il n'est pas resté tout à
fait comme ça, et je dirais que le monde de la physique, lui-même, s'est mis à
avoir des trous. En particulier à travers la mécanique quantique. Alors bon, la
mécanique quantique... on dit beaucoup de choses sur la mécanique quantique, on
en dit beaucoup parce que... je pense en particulier parce qu'elle est assez
difficile à comprendre sans un outillage mathématique... qui n'est pas
extaordinairement complexe, mais qui est quand même assez abstrait. Et qui nous
donne une image du monde assez différente de celle que nous avons
habituellement. Souvent, on parle de la mécanique quantique comme quelque chose
qui déclare simplement une espèce d'indétermination. Que la mécanique
quantique a introduit dans la physique le hasard, le fait qu'une
certaine expérience peut donner un résultat, et que la même expérience,
répétée, peut donner un autre résultat. En fait, la mécanique quantique pose
beaucoup plus de problèmes que ça dans son interprétation. Ce que dit la
mécanique quantique en réalité, c'est qu'il y a une certaine description du
monde qui est une description parfaitement déterministe, qui peut se faire à
travers des équation d'évolution du monde dans le temps, c'est-à-dire que si le
monde est d'une certaine façon, ou un système matériel, un stylo, un atome, est
dans certain état à un certain instant, on peut, en principe, prévoir de façon
parfaitement stricte dans quel état il sera à un instant ultérieur. À ceci près
que la mécanique quantique introduit comme une sorte d'axiome, comme une sorte
d'objet sans explication et sans caractérisation précise la notion d'observateur, et dit que quand
un observateur effectue une certaine mesure sur l'état d'un système, l'état du
monde, l'état d'un stylo, ce système, tout à coup, va changer d'état du fait de
cette observation. Cette observation, c'est simplement le fait qu'un être
humain
- dans la littérature de la physique, ce sont les êtres humains,
il disent toujours «un être humain» - prend connaissance des résultats d'une
expérience, et c'est à ce moment-là que le monde change brusquement d'état.

[19:23] Ils disent «un être humain»; alors on peut se demander, pourquoi
ils disent un être humain, et pas un chat. Et il y a même d'ailleurs une expérience
célèbre de physique, une expérience par la pensée, donc une expérience
imaginaire, qui s'appelle «le chat de Schrödinger», où un chat, à un certain
moment est mis dans un état quantique qui est un état quantique hybride; le
chat est mort et vivant à la fois... c'est-à-dire que d'après la théorie
quantique, le système a évolué jusqu'à un état où le chat est dans cet état
ambigu mort et vivant à la fois; et un observateur humain regarde à travers le
trou de la serrure et voit le chat vivant, et à ce moment-là le chat, l'état
quantique du chat devient «entièrement vivant»; ou devient «entièrement mort»,
au hasard, c'est-à-dire que c'est là que le hasard s'introduit dans le système.
Et on voit qu'au coeur même de la physique, de cette description de la
physique, comment s'est introduit le spécisme, c'est-à-dire que le chat n'est
pas censé pouvoir être un observateur, implicitement on considère qu'il y a
quelque chose
qui est la sensibilité, et la sensibilité humaine, la subjectivité,
la conscience, ou l'âme, ou quelque chose comme ça, sans que ça soit explicité,
qui a un effet sur le système. Alors bon, je ne suis pas le premier à avoir
noté ce fait, je veux dire que ça a posé d'énormes problèmes aux scientifiques
dès qu'ils ont introduit la mécanique quantique, parce que ça ne correspondait
plus du tout à la façon de voir le monde précédemment. Ça ne correspondait plus
du tout d'une façon assez subtile au niveau expérimental; c'est-à-dire que pour
voir ce genre de résultat expérimental, il faut faire un certain nombre de
raisonnements abstraits pour arriver à dégager ces effets-là, mais de façon
assez radicale, parce que cette idée d'un observateur... qu'est-ce qui
caractérise un observateur ? qu'est-ce qui fait qu'un système matériel est un
observateur ? Ça, ça ne faisait pas partie de la théorie. Et c'est là qu'il y a
eu une certaine... enfin, il y a plusieurs interprétations de la mécanique
quantique possibles. Une des interprétations de la mécanique quantique
possibles c'est l'interprétation dite «de Copenhague», qui est devenue
l'interprétation dominante dans les laboratoires, dans les universités, qui est
de dire «on ne pose pas le problème». Grosso modo, on ne pose pas le problème,
et pour ne pas poser le problème on dit : la réalité en fait n'existe pas.
C'est-à-dire il n'y a rien dans la réalité qui corresponde à la réalité en
elle-même. La physique n'a comme fonction, comme unique fonction que de donner
des résultats de mesure prévisibles, de décrire ce que nous ressentons dans les
laboratoires... le «nous», d'ailleurs, théoriquement c'est l'espèce humaine,
mais en fait d'une certaine façon c'est presque même réduit à la communauté des
physiciens universitaires. Je veux dire que l'esprit est celui-là.
[22:28] Certaines
expériences mesurables permettent ce qu'on appelle la «réduction de la fonction
d'onde», c'est-à-dire cet effet de l'observateur, et, on n'en sort pas de là,
on pose ça comme un postulat, et on nie l'existence de la réalité. Ce qui fait
que la physique dont on a l'impression qu'elle nous parle d'un objet... que
c'est sérieux, matériel, carré, les choses sont prévisibles, les choses
bougent comme ça, en réalité
l'interprétation dominante aujourd'hui dans les universités, c'est celle que la
réalité n'existe pas, et qu'il ne faut pas se poser ce problème. Ce qui,
personnellement, ne me satisfait pas, et ne me paraît pas pouvoir correspondre
à une vérité.

[23:13] Alors bon, je vous ai raconté ça pour vous dire que, aujourd'hui,
au sein même de la physique il y a des fortes contradictions dans la vision du
monde, que cette vision qui nous paraissait pouvoir difficilement incorporer la
notion de sensibilité, de subjectivité, de ressenti, c'est une physique qui,
aujourd'hui, à strictement parler n'a plus cours, y compris en tant que
physique parfaitement officielle. C'est-à-dire quelqu'un qui, dans une
université, qui est enseignant de mécanique quantique, il est obligé de dire
qu'effectivement la physique d'aujourd'hui est incapable de donner une image
claire du monde, sauf par la négation de la réalité, et par la négation du fait
que ce problème-là puisse se poser.

[24:15] Maintenant, c'est encore un résultat négatif. Et c'est un
résultat négatif qui, je pense, peut nous indiquer que la physique est en
besoin d'une refonte de notre vision du monde, d'une refonte assez profonde de
notre vision du monde. Maintenant, je veux reprendre ces questions d'un autre
point de vue. On est ici pour parler de la question animale. La question
animale, elle nous préoccupe... On a parlé ce matin de savoir si un poulet qui
ne ressent rien, ou un poulet sans tête, avait une importance ou pas, si la vie
en elle-même a une importance ou pas; et je pense en tout cas que les choses
nous préoccupent, les animaux nous préoccupent parce que nous
considérons, justement, que ce ne sont pas «que des choses» - c'est ce qu'on
dit «que des choses» - c'est-à-dire, des choses qui ne ressentent rien. Qui ne
ressentent rien, qui n'ont pas ce qu'on aurait envie d'appeler une qualité
spéciale. Le problème, c'est que de l'extérieur il n'y a rien non plus qui nous
dise que les choses ont ou pas cette qualité spéciale. Nous avons nous...
chacun de nous a le sentiment d'avoir cette qualité spéciale; et même Descartes
a été obligé de faire des tours de raisonnement assez complexe pour arriver à
démontrer, entre guillemets - c'est-à-dire, démontrer dans son esprit - que les
autres êtres humains ressentaient quelque chose. Il y a un point de vue
philosophique récurrent qui est de dire... qui est que moi, par exemple, je
peux me dire que je suis l'unique être de l'univers qui ressente quelque chose.
Que vous-mêmes, vous n'êtes que des machines, vous êtes des assemblages
d'atomes qui s'entrechoquent et qui produisent les mouvements de mains... Ça
s'appelle le «solipsisme», qui consiste à dire «je suis seul, seul dans
l'univers», on est seul soi-même. En fait, je dis un point de vue, mais c'est
pas un point de vue, c'est un point de vue par personne, quoi; chaque personne
peut dire, je suis solipsiste, je suis le seul être de l'univers, et puis chaque
personne a un avis différent quant à savoir quel est le seul être sensible de
l'univers. Donc, nous ne pouvons pas savoir, a priori il semble impossible de
savoir si un autre être que nous-même possède une sensibilité. On peut dire
qu'en pratique, ça n'a aucune importance, on sait que les autres êtres
possèdent une sensibilité. Mais ce n'est pas si simple que ça, la question se
pose de savoir si un foetus, si un embryon de deux semaines après la
fécondation possède une sensibilité. Les débats peuvent faire rage sur cette
question, et le problème c'est que là... vers quoi est-ce qu'on va se tourner ?
Vers quel type de critère on peut se tourner pour se poser la question ? Dans le
film «Lisa» de ce matin, il y a Paul McCartney qui dit dans le fim, ou en tout
cas il l'a dit ailleurs, je ne mange rien qui possède un visage...

Victor (?) : des yeux...

David : ou des yeux. Voilà. C'est une façon de dire les choses, mais on
peut difficilement dire que ce soit un critère tellement valable. On ne va pas
non plus manger les aveugles, ou des gens qui seraient nés sans yeux, quoi.
Bon, alors on peut se dire on va se tourner vers les critères scientifiques,
alors on va demander aux biologistes. Alors les biologistes, ils vont se dire,
bon, est-ce que ça possède un système nerveux, les biologistes vont nous dire,
bon, moi j'ai étudié l'éthologie des mouches, j'ai constaté que les mouches
elles bougent de telle ou telle façon ; si on lui demande est-ce que les mouches
sont les êtres sensibles... mais de la façon dont les mouches bougent, où,
comment peut-on déduire que la mouche possède une intériorité, que la mouche...
une intériorité même minimum, de ressentir les choses, d'avoir du plaisir à
manger des choses sucrées à voler, à s'accoupler... bon, sa vie de mouche. On
ne peut pas... enfin, le biologiste nous dira qu'en fait en fin de compte, il
ne sait pas. Il ne sait pas, et même, souvent, les biologistes, quand on leur
pose la question, écartent le problème avec mépris en disant qu'on ne peut pas
se mettre à la place de l'animal, on ne pourra jamais savoir. Mais ils écartent
la question avec mépris, mais ils écarteront pas la question avec mépris de
savoir si un autre être humain est sensible. Ils diront, mais bien sûr, qu'un
autre être humain est sensible. Par contre... Je veux dire que cette attitude
qui se veut scientifique n'est certainement pas portée jusqu'au bout. Le
biologiste, s'il a un peu de meilleure volonté, il dira, j'ai quelques critères
comme savoir s'il y a un système nerveux. Mais il admettra que ce critère, il
est pas forcément parfait, parce que le système nerveux... il y a des morceaux
de notre système nerveux qui, a priori, ne sont pas sensibles. C'est-à-dire,
nous ressentons, a priori, il semblerait, à travers notre cerveau, et même,
certaines parties de notre cerveau, pas tout notre cerveau, et ce n'est pas
n'importe quel tissu nerveux qui, semblerait-il, aurait une sensibilité. Et
donc, le biologiste lui-même va pouvoir apporter un certain nombre de critères,
qui est le système nerveux... il pourra peut-être apporter certains critères
qui sont par exemple le fait de se déplacer, de bouger, de... de manifester de
la douleur, de crier, par exemple ; un biologiste peut dire, les animaux crient,
ou les poissons, par exemple, sont sensibles, on pense que les poissons sont
des êtres sensibles, parce que, on voit qu'ils ont des médiateurs nerveux qui
ressemblent complètement aux nôtres... un petit peu par comparaison avec nous ;
et donc on a de bonnes raisons de penser que les poissons sont des êtres
sensibles, mais en fin de compte, on n'est pas non plus... Disons que ces
critères sont un peu des critères pratiques, des critères «ad hoc», ce qu'on
appelle «ad hoc», c'est-à-dire un peu pour boucher des trous, mais disons qu'il
n'y a pas de fondement, aujourd'hui, au sein de la science, il n'y a pas de
fondement vraiment solide pour dire qu'un être est sensible ou pas.
[30:57]

Alors, je veux attirer l'attention sur le fait qu'aujourd'hui s'il
n'y a pas de fondement, ça ne signifie pas qu'il n'y aura jamais de fondement.
Et ça ne signifie pas qu'il n'y a pas des critères scientifiques qui peuvent
peut-être nous permettre d'aboutir à quelques conclusions.

Je dis, ce sujet, c'est un sujet qui m'est assez personnel, dans
ce sens que ce sont des questions que je me pose depuis l'âge de huit ans,
grosso modo, parce que, à l'âge de huit ans je me suis dit, les animaux sont
des êtres sensibles, ressentent les choses ; je me suis dit, il faut pas leur
faire du mal, il faut les considérer exactement avec la même importance que nous,
c'est la sensibilité qui importe et c'est pas le nombre de pattes ou autre
chose... et, en même temps j'ai eu une éducation même très tôt de scientifique ;
de scientifique, de physique... et, jamais dans la science et la physique j'ai
vraiment vu poser ces problèmes, sauf par ces dénégations que je vous ai dites.
Récemment, j'ai découverte un scientifique, qui est en fait un mathématicien
assez reconnu, qui est Roger Penrose... à travers ce bouquin que j'ai découvert
en premier, Shadows of the Mind, je crois qu'il est traduit en français...

Roger Penrose, Shadows of the Mind, Oxford University Press, 1994 ;
trad. française Les ombres de l'esprit :
à la recherche d'une science de la conscience
, InterEditions, 1995.

ça doit être «les ombres de l'esprit», enfin je sais pas comment exactement
comment est traduit le titre... il a fait plusieurs ouvrages, et lui, en tant
que mathématicien, il se base sur... il se pose pas la question exactement pour
les animaux. Lui, son problème, c'est d'essayer de montrer, au départ... c'est
de montrer que l'intelligence artificielle est quelque chose qu'on ne peut
fabriquer, ou en tout cas qu'on ne peut fabriquer à travers les méthodes de
recherche qu'on a aujourd'hui pour trouver l'intelligence artificielle, qui
sont des méthodes de recherche algorithmique, c'est-à-dire créer
un programme d'ordinateur qui puisse exercher des fonctions d'intelligence et
de compréhension des choses équivalentes, ou en tout cas qui commence à se
rapprocher de celles de notre esprit. Et cette intelligence artificielle, qui
part en fait d'un postulat, qui serait que si un ordinateur est capable de se
comporter exactement comme un être humain, cet ordinateur... on doit déclarer
que cet ordinateur aura la même sensibilité qu'un être humain, percevra le
monde comme un être humain, aura des émotions s'il a des réponses
correspondantes à des émotions, et des choses comme ça. Et en fait il arrive à
travers sur... sur des raisonnements basés sur ce qu'on appelle le théorème...
les «théorèmes d'incomplétude de Gödel», qui sont des théorèmes dans les années
30... je crois que c'est en 1930... qui est un des théorèmes, je dirais,
peut-être le plus important de toutes les mathématiques, qui est... Gödel,
c'est un mathématicien, je crois, Tchécoslovaque ou quelque chose comme ça,
qui, à un certain moment, a répondu de façon négative à une interrogation qui
était apparue dans les mathématiques au début du siècle... Les mathématiques
essayaient d'arriver à une axiomatisation complète, c'est-à-dire à une vision
rigoureuse complète des mathématiques, et se sont heurtées à un certain nombre
de paradoxes, de contradictions au sein même du langage mathématique, et des
contradictions qui paraissaient extrêmement graves. C'est-à-dire qu'un certain
nombre de raisonnements qui paraissaient complètement intouchables, «en béton»,
s'avéraient aboutir à des choses contradictoires ; à dire une chose et dire son
contraire. Et donc il fallait arriver à fonder les mathématiques sur des bases,
et on cherchait à établir des bases complètes pour les mathématiques. Gödel a
montré que des bases complètes pour les mathématiques sont une chose
impossible. Il a dit que... en tout cas, dans la forme dans laquelle son théorème
est rapporté par Penrose, que n'importe quel système de règles... un système de
règles, ça peut être un programme d'ordinateur... n'importe quel programme
d'ordinateur, on peut essayer de lui faire démontrer un certain nombre de
choses, mais à partir du moment où ce programme d'ordinateur existe, on peut, de
l'extérieur
de ce programme d'ordinateur, démontrer des choses que ce
programme d'ordinateur est incapable de démontrer. Ce qui signifie que si les
êtres humains, si notre cerveau fonctionnait comme un ordinateur, simplement
d'une façon mécanique - parce que n'importe quel objet physique d'après les
lois de la physique d'aujourd'hui doit fonctionner comme un ordinateur, de
façon mécanique, tel événement produit tel événement qui produit tel événement
- si notre cerveau fonctionnait de façon mécanique, mécanique dans ce sens-là,
algorithmique, nous ne pourrions pas comprendre les choses. C'est-à-dire la
notion même de comprendre les choses - bon, je dis ça, ce sont... c'est une
série de notions qui ne sont jamais très bien, jamais parfaitement définis -
mais en tout cas, dans un certain sens, il semblerait qu'il paraît extrêmement
difficile d'imaginer que nous puissions réellement comprendre les choses à
partir de processus algorithmiques, à partir de processus algorithmiques, à
partir de processus mécaniques. Et à partir de là, lui, il en conclut que les
lois de la physique d'aujourd'hui, qui sont des lois de la physique... d'un
certain type, sont des lois incompatibles avec la simple observation de notre
compréhension du monde.

[37:19] Alors, lui, il le base sur des théorèmes mathématiques, et sur
des théorèmes mathématiques au sujet de la possibilité pour nous de comprendre
les mathématiques. Mais ce qui me paraît extrêmement beau dans son point de vue,
c'est que ça se généralise immédiatement un petit peu à n'importe quoi.
C'est-à-dire, la simple perception d'une vérité, d'une vérité même très simple,
apparaît comme étant quelque chose d'impossible pour un ordinateur. Un
ordinateur peut éventuellement effectuer un certain nombre d'opérations qu'on
lui a fait faire de l'extérieur...

Dominique : Il n'a pas de sensibilité, de toute façon...

David O. : Ben disons que le problème, c'est :
est-ce qu'il en a une
ou pas ? Est-ce qu'il en a une ou pas ? Le truc c'est que... tous les critères
dont on a dit... jusqu'à maintenant j'ai dit qu'on a certains critères de
mouvement, de choses comme ça, il faut voir que ces critères ne sont pas
évidents. C'est-à-dire que quand on nous dit «les plantes souffrent, la preuve
c'est qu'elles communiquent entre elles», si on sait que certaines plantes sont
capables d'émettre des substances pour avertir leurs congénères qu'il y a des
girafes qui viennent de les brouter, pour qu'elles puissent se défendre, mais
en fait on n'est pas en train de décrire des choses qui sont des indices
évidents de la sensibilité, on est en train simplement de décrire une chaîne
d'événements, que l'on peut observer de l'extérieur. Et je dois dire, moi je
suis informaticien, et en informatique je constate de comportements
d'ordinateurs autrement plus complexes que ceux qu'on attribue aux plantes dans
ces descriptions-là ; le cas étant celui des acacias - enfin, celui qu'on cite
toujours - les acacias... quand les girafes viennent brouter une certaine
variété d'acacias d'Afrique du Sud, les blessures des feuilles dégagent de
l'éthylène ; cet éthylène est porté par le vent, et tous les acacias de la
région produisent un certain nombre de substances qui les rendent immangeables
pour les girafes. Donc on peut interpréter ça comme étant que les acacias ont
voulu avertir leurs congénères. Mais on peut aussi interpréter ça simplement
comme un phénomène physique, chimique ; la blessure, enfin, l'ouverture d'une
feuille produit certaines réactions chimiques qui produit une substance
emportée par le vent, et qui produit d'autres réactions chimiques dans d'autres
acacias. Donc il n'est pas évident de savoir si un objet a une sensibilité ou
pas. Lui, il dit que les lois de la physique, telles qu'elles sont aujourd'hui,
interdisent d'imaginer qu'un objet ait une sensibilité ; et lui, sa conclusion
c'est que les lois de la physique, telles qu'elles sont aujourd'hui, ne sont
pas complètes, et qu'on doit parvenir à les compléter avec d'autres lois
possédant des caractéristiques mathématiques assez fondamentalement différentes
des caractéristiques mathématiques des lois actuelles. C'est-à-dire, le fait
qu'il le fait qu'une loi soit... je ne sais pas comment on dit en français... computable
ou pas, enfin, calculable ou pas. On peut imaginer des lois de la physique qui
ne soient pas calculables a priori par des lois, par un ensemble de règles
déterminées a priori.

[40:51] Et lui, il propose un certain nombre de réflexions, de tentatives
de modification, il essaye de mettre le doigt où on pourrait modifier les lois
de la physique ; personnellement, je trouve ces tentatives de modification
beaucoup moins concluantes que ses tentatives, ses explications destructives,
mais je pense que, à terme, on peut avoir l'espoir d'arriver à introduire ces
notions de sensibilité dans la physique. Mais, certainement, je pense, en
amenant des bouleversements beaucoup plus profonds que ceux de la physique
d'aujourd'hui.

Alors je veux juste terminer en revenant sur cette question des
critères. Parce que les critères que donne Roger Penrose... enfin, il ne donne
pas des critères de sensibilité, mais là où il met le doigt sur l'impossibilité
pour un robot, pour un robot construit suivant des lois algorithmiques,
l'impossibilité pour un tel robot de comprendre réellement les mathématiques,
c'est, je dirais... c'est à un certain niveau qui est à la fois perceptif,
c'est-à-dire au niveau de percevoir, de comprendre, de voir - percevoir et
voir, c'est un peu la même chose - de voir une logique mathématique, et à la
fois au niveau de l'action, c'est-à-dire qu'à partir de cette perception, on
conclut des choses, on en conclut des choses et on peut les dire et les
exprimer. Et là où les lois de la physique actuelle pèchent, c'est qu'elles
disent que tout peut être calculé d'avance, d'une certaine façon. Dans les lois
de la physique qu'il essaye d'amener, dans les modifications qu'il essaye
d'amener, les choses peuvent encore être déterministes dans un certain sens, mais
ne peuvent pas forcément être calculées à partir d'un ensemble de règles
données d'avance.

[43:00] Or pour moi, c'est assez significatif pour la question des
animaux. D'une façon, je dirais, là encore assez floue, mais tel que moi je
ressens les choses, que j'essaye de raisonner sur les choses... quand nous
ressentons une douleur, nous avons envie de nous en éloigner. Par exemple, si
je mets la main sur une plaque chaude, et qu'elle nous brûle, je vais enlever
la main. Il se trouve que nous avons aussi des réflexes, qui font que, pour un
certain nombre de choses... par exemple, si la plaque est très chaude, le
réflexe, avant même que je ne perçoive la chose, je vais avoir un réflexe dans
le muscle. Ça se passe dans la colonne vertébrale, ça se passe dans des nerfs,
mais en dehors de toutes sensibilité. On peut expliquer que j'aie un réflexe
comme ça, c'est parce que ce réflexe est immédiatement efficace. Si je perçois
une douleur là, ce mouvement est toujours le bon mouvement ; pratiquement
toujours le bon mouvement. Mais de façon générale, quand nous ressentons une
douleur, nous ne savons pas a priori quoi faire face à cette douleur. Ça nous
oblige à prendre des décisions, mais la décision n'est pas donnée
d'avance
. Nous sommes obligés de réfléchir. Nous sommes
obligés de chercher une solution, et cette
solution, nous ne l'avons pas au départ. Et cette douleur, d'autres sensations
peuvent rentrer en conflit les uns avec les autres. Et nous devons à chaque
fois chercher des solutions, des solutions nouvelles, des solutions qui
ne sont pas données d'avance. Lorsqu'une girafe broute des feuilles d'acacia,
la réponse sera toujours la même. Lorsqu'un tournesol se tourne vers le soleil,
on connaît le mécanisme de la rotation des plantes vers le soleil, c'est des
mécanismes qui sont liés au fait que les rayons du soleil introduisent une
différence dans la vitesse de croissance d'une cellule. Si on met de la lumière
n'importe où sur la plante, la lumière va inhiber la croissance, c'est pour ça
que la plante va se tourner vers le soleil. Ce sont des réponses qui à chaque
fois, d'un même stimulus de départ, va donner la même réponse. À partir du
moment où nous ressentons quelque chose, c'est bien que la réponse
que nous devrons y donner n'est pas donnée d'avance ; n'est pas toujours donnée
d'avance. La biche qui a peur du loup, elle devrait fuir, normalement, si c'est
pas compliqué, la peur, ou en tout cas on pourrait se dire que mécaniquement la
vision du loup devrait amener ses pattes à se déplacer en direction opposée du
loup. Mais en fait, la biche elle peut aussi avoir ses petits dans un fourré à
protéger ; elle peut avoir envie de fuir parce qu'elle a peur, elle peut
avoir... elle peut se poser la question. Elle peut être obligée de faire jouer
son intelligence. Et comme je crois dans des mécanismes darwiniens de
l'évolution ; c'est-à-dire que les choses évoluent, les choses sont conservées
au cours de l'évolution lorsqu'elles augmentent les chances de survie, de
reproduction d'un être vivant, je crois tout simplement que la sensibilité
correspond, dans l'évolution, au fait qu'elle a une grande efficacité pour
trouver des réponses nouvelles à des problèmes complexes qui se posent. Et que
donc, dans cette mesure là la sensibilité elle est liée à l'intelligence, elle
est liée à la capacité de résoudre des problèmes, à la capacité d'agir, et
d'une certaine façon à ce qu'on peut appeler le libre-arbitre. Le libre-arbitre,
c'est un terme qui existe historiquement dans un certain contexte, je pense
qu'on peut le voir d'une autre façon, de la même manière que l'âme, c'est quelque
chose qui existe historiquement dans un certain contexte, mais la sensibilité,
pour moi c'est une autre façon peut-être de dire un peu la même chose, mais
dans un contexte qui cherche beaucoup plus une explication dans un cadre
scientifique du monde. Et donc cette liberté, je pense, c'est simplement le
fait que nous avons quelque chose... qui est, peut-être, du domaine de lois de
la physique relativement inconnues de nos jours, mais de lois de la physique
qui correspond à des structures... Penrose il se met à chercher dans nos
cellules nerveuses un certain nombre de structures, où il trouve des structures
qui ont des caractéristiques assez particulières et bizarres au niveau de leur
comportement vis-à-vis de la mécanique quantique, et ces structures semblent
indiquer effectivement qu'il y a quelque chose d'interaction entre un certain
nombre de phénomènes bizarres de la mécanique quantique, enfin, bizarres,
disons de phénomènes difficilement descriptibles de la mécanique quantique, et
la possibilité d'avoir une perception, une intelligence, une compréhension des
choses...

[48:16] Et donc, ça nous permet peut-être d'avoir un certain nombre de
petits critères, de critères modestes pour savoir si un être est sensible. Je
pense que la sensibilité est liée, au niveau de l'évolution, à l'intelligence.
Maintenant, en tant qu'antispéciste, on a l'habitude de dire que ce qui
importe, c'est pas de savoir si un être est intelligent, mais si un être est
capable de ressentir la douleur. D'abord, je pense que ça reste tout à fait
vrai, ce qui importe c'est de savoir si un être est capable de souffrir, si un
être est sensible, et pas de savoir si un être est intelligent. Et qu'un être
très intelligent n'est pas forcément... c'est parce qu'il est plus intelligent
qu'on doit lui accorder plus d'importance à ses intérêts. C'est pas
contradictoire avec le fait de dire que la sensibilité est liée à
l'intelligence, et je pense que le fait que la sensibilité soit liée à l'intelligence
correspond un minimum aussi à nos intuitions de la chose...

Dominique : Est-ce que les vivisecteurs sont intelligents ?
Ils ne sont pas sensibles !

David O. : Je pense qu'ils sont intelligents ; ils ont une
intelligence, ils sont sensibles. Ils sont sensibles dans le sens de ressentir
des choses eux-mêmes
. Quand je dis «sensible» là, c'est pas sensible à la douleur
d'autrui ; c'est capables de ressentir des choses eux-mêmes.

Donc, je pense qu'il y a un lien entre l'intelligence et la
sensibilité, mais c'est un lien qu'il faut prendre avec des pincettes.
C'est-à-dire... par exemple, je pense qu'il y a un lien entre la capacité de
vol des oiseaux et le fait que les oiseaux possèdent des ailes. Mais il y a des
oiseaux qui ont des ailes et qui sont incapables de voler. L'inverse, je ne
crois pas que ça existe, mais bon, il y a d'autres animaux qui volent, mais
sans posséder des ailes. Par exemple, des écureils, ils ne volent
pas exactement, mais certains types d'écureils
arrivent à planer d'un arbre à l'autre. Ou en tout cas, à se déplacer dans les
trois dimensions, sans avoir des ailes. L'évolution peut produire quelque
chose, et que cette chose existe dans une certaine logique évolutionnaire, et
puis ensuite cette logique peut être rompue à un certain moment. Il y a des
oiseaux qui ne peuvent pas voler du tout. Par exemple, les kiwis, et toute une
série d'oiseaux. On ne peut pas non plus dire que plus les ailes d'un oiseau
sont grandes, mieux il volera ; certainement pas. Il y a des oiseaux qui volent
très bien... et puis d'abord, on n'a même pas de critères très clairs pour dire
qu'un oiseau vole mieux qu'un autre ; il y a différentes façons de dire ça, tout
comme il peut y avoir différentes façons de dire qu'on est plus intelligent,
moins intelligent qu'un autre. Mais ça n'empêche pas qu'il y a quand même un
lien assez évident entre le vol et la possession des ailes, et je pense qu'il y
a un lien aussi entre l'intelligence et la sensibilité, simplement dans le sens
que je ne vois pas pourquoi un être ressentirait de la douleur si cette douleur
n'avait pas une certaine efficacité évolutionnaire, c'est-à-dire si cette
douleur n'obligeait pas l'être à chercher des solutions, et éventuellement des
solutions nouvelles au problème. Si les solutions sont à chaque fois les mêmes,
cet être n'a pas besoin de ressentir la douleur. Il peut simplement émettre...
du gaz éthylène et puis voilà ! Je veux dire, l'évolution aurait pu faire
l'économie de cette fonction de douleur...

Jean-Frédéric (?) : [51:48] Tu veux dire
que la douleur est un moyen de faire évoluer le système...

David O. : Que la douleur est un moyen de nous dire... la douleur
correspond à une subjectivité, nous oblige, nous, à nous mettre au
service, à nous mettre à réfléchir à comment nous allons faire cesser cette
douleur ; et correspond donc au fait que nous devons chercher des solutions.
Parfois nous n'en trouverons pas ; la douleur peut être souvent parfaitement
inutile. La douleur des cancéreux - les cancéreux ont beau se tourner dans tous
les sens, ils continuent à avoir mal. Enfin, aujourd'hui on arrive à la
soulager, mais je veux dire que l'existence de la douleur n'implique pas
l'existence d'une solution, et, justement, c'est qu'il s'agit de cas où le fait
qu'il existe une solution ou pas n'est pas donné d'avance. C'est à l'être
sensible en question de se bouger pour arriver à réfléchir. Et je pense que
tous les animaux réfléchissent. Tous les animaux réfléchissent d'une façon ou
d'une autre. Je ne pense absolument pas que la pensée soit quelque chose... que
ni la sensibilité ni la pensée soient quelque chose de lié au langage - ça me
paraît quelque chose d'incompréhensible de dire qu'on a besoin de mots pour
penser ; les mots ne pensent pas, les mots sont de petits objets dans notre tête
mais ne pensent certainement pas par eux-mêmes, ne sont pas nécessaires pour
penser.

Alors, je ne dirais pas que tous les êtres sensibles
nécessairement pensent. Je pense que tous les êtres qui pensent sont sensibles,
mais je peux imaginer que les moules - c'est un exemple parmi tant d'autres -
que les moules, les huîtres, qui appartiennent à l'embranchement des
mollusques, qui contient des animaux qui assez clairement sont sensibles, comme
les poulpes, les seiches et autres, eh bien peut-être que les moules descendent
d'animaux qui étaient sensibles, et qui pouvaient avoir des réactions complexes
et imprévisibles à des stimuli, et puis que ces moules ont cessé d'avoir des
occasions de réactions complexes à des stimuli, mais ont gardé la sensibilité.
De la même façon que nous avons un appendice dans notre corps, alors que l'on
pense que cet appendice ne sert pas à grande choses. Nous pouvons avoir des
vestiges de l'évolution.

L'intelligence, c'est un mot peut-être qui peut faire peur, ou
paraître élitiste, mais pour moi, c'est un indice qui me fait penser que les
plantent ne pensent pas, parce que je ne crois pas qu'il y ait des
circonstances où il puisse y avoir d'utilité - enfin, je n'aime
pas beaucoup ce terme dans ce contexte-là - où l'évolution aurait favorisé
l'apparition d'une sensibilité au sein d'un être qui n'est pas face à des
problèmes... ou en tout cas, moi je ne vois pas quel problème peut se poser à
une plante doive, de façon individuelle - je ne parle pas au niveau de
l'évolution - apporter des réponses nouvelles et rapides, instantanées, à des
problèmes. Il me semble que cette capacité d'apporter des réponses à des
problèmes me semble très probablement liée à certains types de tissus à
l'intérieur du corps, le tissu nerveux ; c'est justement au sein du tissu
nerveux que Penrose a découvert un certain nombre de structures, qui ont
effectivement des structures étonnantes d'un point de vue physique. Ce sont des
cylindres, si j'ai bien compris, au sein de nos cellules nerveuses, des
cylindres qui permettent de garder la cohérence... enfin, c'est des
termes un peu techniques au niveau physique, la cohérence d'un état quantique,
c'est-à-dire de ne pas décorréler l'état quantique sur des distances spatiales
relativement longues, alors que la décorrélation est un phénomène quantique qui
se passe en général sur des distances assez courtes...

Rita : [rires] un petit pastis, s'il vous plaît !

David O. : [56:24] Ce sont des structures
effectivement qui sont un petit peu étonnantes
à un niveau quantique. Bon, ça ne prouve rien. Penrose, je l'ai découvert et
j'ai été très content de voir ses réflexions, mais je ne suis pas absolument
sûr que ce soit l'alpha et l'oméga de la vérité là-dedans ; mais c'est
simplement pour dire que je pense qu'il y a des éléments comme ça.

Ce que j'aurais voulu un minimum vous communiquer, du moins comme
moi je vois les choses, c'est que d'une part cette question de la sensibilité
est une question qui se pose et qu'on devrait arriver à poser ; deuxièmement que
c'est une question qui se pose et à laquelle nous n'avons pas de réponses
absolues à donner. On ne peut pas dire «les biologistes ont démontré que tel
animal, que tel être est sensible». Les biologistes n'ont pas les outils, parce
qu'on n'a pas les outils conceptuels pour dire si un être est sensible ou pas.
On n'a pas de critère scientifique permettant de le dire. Mais que les
biologistes peuvent quand même pointer un certain nombre de phénomènes qui
peuvent nous donner des indices qui peuvent nous permettre de le croire. Avec
toujours la modestie relative à ce domaine où on est beaucoup dans le
brouillard. Que, à mon avis, ces indices nous indiquent que, probablement, et
je dirais même les insectes... je pense que les insectes sont sensibles,
malheureusement, malheureusement pour les insectes et peut-être malheureusement
pour nous, parce que ça peut à terme nous poser des problèmes moraux pas
faciles, mais que, personnellement, je ne pense pas que les plantes soient
sensibles, et là encore, je dis, je pense ou je ne pense pas, mais ce ne sont
pas, à aucun moment, des certitudes. Moi, je n'ai pas de certitudes, et je
serais heureux... si d'autres n'en avaient pas. Je veux dire, il y a des
personnes qui disent, «je sais que les plantes sont sensibles, cela a
été démontré par la biologie,
par les expériences qui ont été citées ce matin». Les expériences qui ont été
citées ce matin, d'une part je pense que même si elles étaient reproductibles,
elles ne seraient pas concluantes. C'est-à-dire que le fait que... il y a
beaucoup d'explications, si je parle à une plante... une des explications, ça a
été que quand on parle à une plante, on respire à côté d'elle et on émet du gaz
carbonique, et il est connu que le gaz carbonique stimule la croissance des plantes.
Bon, c'est une des explications ; et en plus, ces expériences ont très rarement
pu être reproduites de façon très régulières, d'après ce que j'ai lu...

Jean-Frédéric (?) : [59:00] D'après ce qui
a été montré à la télé. Un
chien avec sa maîtresse. Sa maîtresse part faire des courses... je ne sais pas
si vous l'avez vu à la télé. Le chien... il y a l'écran qui est divisé en
deux... alors tu vois le chien qui s'allonge, et puis qui dort. Puis la
maîtresse qui va dans son supermarché. Et puis elle discute avec une copine,
puis à un moment donné elle dit «ah ! je vais rentrer». Et au moment où elle dit
ça tu as le chien qui se dresse et qui se met devant la porte et qui attend...

David O. : Oui...

Jean-Frédéric (?) : Tu vois, donc, il y a une
communication, là... Alors ce qui est valable entre l'animal et l'homme...

Stéphane R. : Non, mais, si je peux me permettre, je ne crois pas ce
qu'il a voulu dire, avec... Le problème dans l'expérimentation, c'est qu'il y a
des méthodes. Et c'est très difficile, ça s'étudie, etc. Et à la télévision,
dans les médias, dans les journaux, moi je serais plutôt pour dire que les
plantes sont sensibles. Mais je ne crois pas pas que les méthodes
expérimentales actuelles permettent de dire qu'elles sont sensibles ou pas.
C'est une question de méthodologie. Je ne crois pas qu'une méthodologie soit
assez performante pour ça.

David O. : Je voulais juste terminer par le fait que
personnellement je pense qu'il y a aussi une certaine volonté dans les médias -
un peu un truc diffus, je ne crois pas au complot, mais pour moi c'est un peu
une envie, dans les médias, et en particulier chez les viandistes de façon
générale, de dire que les plantes sont sensibles, parce que c'est facile à
utiliser comme argument contre nous. C'est un argument qu'on peut contrer, avec
un certain nombre d'arguments, en disant que même si les plantes sont
sensibles, on en tue moins en mangeant des plantes qu'en mangeant des animaux
qu'on a nourris avec des plantes. Il y a un certain nombre de choses qu'on peut
répondre, même en considérant que les plantes sont sensibles. Il n'empêche que
je pense qu'il y a une certaine envie de présenter les plantes comme sensibles,
et de présenter toute une série d'expériences, parce qu'effectivement ça permet
de diluer la question de la sensibilité des animaux. Si on se dit que tout est
sensible, eh bien notre conclusion c'est qu'il ne faut se préoccuper de rien,
et restons parmi notre bonne morale humaniste, pour les êtres humains, et
n'allons pas voir des choses... voilà.

David C. : [61:07] Est-ce que vous voulez
que je prenne les noms ? Si personne ne le
fait ? Par contre, je vous demanderai de bien insister si vous voyez que je ne
vous ai pas vu, parce que je n'ai pas mes lunettes... [rires]

[silence...]

Rita : Alors, je voulais prendre le point de vue de David... les
plantes n'ont pas de sensibilité... bon, les corails non plus n'ont pas de
sensibilité. Les mollusques n'ont plus n'ont pas de sensibilité... C'est
d'accord ?

David O. : Non, j'ai dit que les mollusques, enfin, que beaucoup
de mollusques, je pense, ont une sensibilité, les poulpes...

Rita : et les corails ?

David O. : je pense que les moules, je crains que les moules ont
une sensibilité, et les corails... je pense que non. Les corails sont des
animaux sont des animaux qui ont un système... qui ont des cellules nerveuses,
mais qui sont dans un simple réseau sans aucun centre nerveux. C'est des
chaînes de cellules nerveuses qui passent de l'information d'un bout à l'autre
mais que... Je ne pense pas qu'il y ait la moindre nécessité à un moment du
corail de réfléchir.

Rita : Justement, j'ai posé cette question parce que c'est là que
commence pour moi le problème. Parce que les corails, c'est des animaux. Et
leurs réactions... c'est-à-dire, on part de ce principe de réaction, il y a des
réactions, et à partir de quel moment une réaction n'est plus une sensibilité ?
Mais une réaction ? Qu'on peut expliquer avec les... les acacias mangés par les
girafes, ça c'est une réaction, pour toi, des plantes... D'abord, il y a
toujours des réactions, mais à partir de quel moment une réaction est une
sensibilité ? Et à partir de quel moment... Tu vois bien qu'il n'y a pas de
limite exacte entre les plantes et les animaux. Alors, si on parle de la
question animale, on doit aussi parler de la question des corails, et de la
sensibilité des corails. Alors les corails sont sensibles, et les plantes, non.
Alors, je trouve qu'il y a là une contradiction. Je pense qu'il y a là un
problème. Par rapport à la sensibilité. C'est-à-dire, où est la limite entre
réaction chimique ou mécanique, et sensibilité, réaction sensible ?

David O. : [65:12]