«La question de l'identité personnelle et sa pertinence pour la question animale»

Mercredi 19 août après-midi

Par David Olivier

David Olivier est fondateur de la revue Cahiers Antispécistes et militant pour la libération animale.

Résumé de l'intervention

La reconnaissance de la sentience des animaux est au cœur des discours du mouvement animaliste. Cependant, nombre de conséquences que l'on veut tirer de la sentience présupposent plutôt une autre notion, celle d'identité personnelle. Le point de vue que je défends est que la sentience existe bien, mais que l'identité personnelle, pour l'essentiel, n'existe pas. Cela est en décalage avec notre perception habituelle des choses, et a des implications profondes dans de multiples domaines, dont l'éthique, et particulièrement l'éthique du traitement des animaux non humains.

L'identité personnelle

La sentience désigne l'existence de sensations, comme la souffrance, le plaisir, la perception d'une couleur, etc. L'identité personnelle, c'est l'idée selon laquelle chacun de ces «événements de sentience» doit être nécessairement ressenti par quelqu'un, c'est-à-dire rapporté à une entité qui subsiste dans le temps, comme témoin inchangé du flux changeant des sensations. Par exemple, si nous disons qu'à 20 heures «Paul a faim», mais qu'à 23 heures «Paul a sommeil», nous supposons l'existence d'une même entité — «Paul» — qui à 20 heures a faim, et à 23 heures a sommeil.

L'identité personnelle de Paul ne se confond pas avec la simple existence matérielle de Paul comme ensemble de molécules. Elle est plutôt comparable à l'idée que l'on se fait souvent d'une nation, indépendamment d'un territoire matériel ou de ses habitants. De fait, en tant qu'entités matérielles, nous changeons tous continuellement, à chaque respiration; et au bout de quelques années, la plus grande partie de nos molécules ont été renouvelées. Notre identité personnelle est malgré cela supposée subsister intacte.

Critique de l'identité personnelle

L'idée que toute sensation doit nécessairement être perçue par quelqu'un peut sembler évidente. Nous avons l'impression que le «je» est un fait immédiat d'expérience. Le «je pense» de Descartes, dont il déduisait l'existence du «je», paraissait fondé sur une évidence subjective immédiate. Pourtant, ce qui est un fait immédiat d'expérience, c'est la pensée, mais non le «je». Le «je» n'est pas perçu; il est simplement postulé.

L'existence de l'identité personnelle n'est ainsi soutenue ni par notre subjectivité — puisque ce n'est pas un objet que nous percevons — ni «de l'extérieur» par les investigations objectives que l'on peut faire sur le fonctionnement de notre cerveau. On ne voit pas finalement ce qui fonde la croyance en son existence.

Conséquences de cette critique

Les conséquences de la critique de l'identité personnelle sont nombreuses. Les éthiques déontologistes («théories des droits») sont fortement dépendantes de l'idée d'identité personnelle; sa critique les met en difficulté, au profit à l'inverse de l'utilitarisme classique (hédoniste). Dans le domaine économique, la critique de l'identité personnelle est corrosive à l'égard du libéralisme de principe. Elle me semble salutaire aussi dans la perspective de la compréhension physique de la sentience.

Un des problèmes majeurs que doit affronter l'éthique étendue aux animaux non humains est celui de la mort. Il n'est pas difficile d'attribuer une même gravité à une même souffrance infligée à un humain et à une fourmi. Pourtant, peut-on en dire de même du fait d'infliger la mort? Tuer une fourmi est-il aussi grave que tuer un humain typique? Il semble difficile de répondre positivement. Il semble en fait difficile déjà de dire en quoi tuer un individu donné — qu'il soit humain ou fourmi — est un mal. La critique de l'identité personnelle permet de reformuler le problème, et de tirer des conclusions qui peuvent sembler surprenantes, contre-intuitives voire scandaleuses, concernant tant les fourmis que les humains; mais qui permettent d'avancer dans un cadre plus réaliste, et à mon avis mieux fondé, vers une éthique non spéciste.

Diapositives

Les 34 diapositives de l'intervention sont disponibles en fichier OpenOffice Presentation et en pdf.

Compte-rendu

32 personnes

Pour l'éthique spéciste, les humains sont des personnes (personnalisme, identité personnelle): uniques, autonomes, possesseurs de droits inviolables. Les animaux non-humains, par contre, sont de simples récipients de sensations (plaisir/douleur), interchangeables ; on leur applique une éthique impersonnelle.

La mort est ainsi vue comme le plus grand mal qu'on puisse infliger à un humain, mais comme sans importance pour un non-humain, qu'il faut seulement s'abstenir de faire souffrir.

Une éthique non spéciste peut soit chercher à étendre aux non-humains l'éthique personnaliste, soit développer une éthique impersonnelle tant pour les humains que pour les non-humains. C'est la première solution qui est choisie par les éthiques des droits des animaux ; nous chercherons pourtant à défendre la seconde.

Tom Regan, théoricien des droits des animaux, admet sans démonstration l'identité personnelle chez les animaux comme les chiens. Il affirme que cette présupposition est neutre d'un point de vue éthique, mais cependant nécessaire pour fonder son éthique.

Regan affirme que cette présupposition est aussi banale que celle concernant l'identité des objets inanimés. Illustration de cette dernière problématique par le cas du bateau de Thésée, dont on remplaçait petit à petit les pièces jusqu'à les avoir toutes remplacées, tout en considérant qu'il s'agissait bien toujours du même bateau. Dans ce cas, l'identité apparaît comme une simple convention.

En réalité, la notion d'identité chez les humains dépasse largement la problématique concernant les objets inanimés: citation du Catéchisme de l'Église catholique (« caractère mystérieux et unique de chaque personne »).

Illustration de la notion d'incommensurabilité des individus, notion attachée à l'identité personnelle, par la position extrême selon laquelle on ne peut choisir entre sauver 100 mineurs dans une galerie ou un seul dans une autre.

Regan, bien qu'il affirme la neutralité de sa position sur l'identité personnelle, critique l'utilitarisme pour son caractère impersonnel, pour le fait de prendre les individus pour de simples récipients.

Mais la position personnaliste présente de grandes difficultés appliquée aux animaux. Regan ne l'applique qu'aux animaux les plus mentalement développés. D'autres (Dunayer, Francione...) l'appliquent y compris aux « petites bêtes » (innombrables), mais en développant une attitude « mains propres ». La vie d'une mouche est aussi importante (« incommensurable ») que celle d'un humain typique ; pourtant, on peut marcher sur l'herbe, car on ne fait pas alors exprès de tuer les insectes. Aussi, beaucoup adoptent de ce fait une attitude « apartheid des espèces » à propos de la question de la prédation.

Une solution éthique impersonnelle permettrait la même éthique pour les humains et tous les autres êtres sensibles, « petites bêtes » comprises. En acceptant ces principes au niveau fondamental (niveau « critique » selon R.M. Hare), on se laisse la possibilité d'une application adaptée au niveau pratique (niveau « intuitif », selon Hare).

Pour développer une éthique impersonnelle il faut critiquer le « je » cartésien, de la formule « je pense, donc je suis ». Ce « je » est identifié à l'âme immortelle, immatérielle, témoin inaltérable du flux changeant de nos sensations. Cette identité personnelle constitue un lien métaphysique qualitativement différent de celui qui lie les instants de conscience de différentes personnes.

Si on ne suppose pas un tel lien métaphysique, puisque le corps humain est en renouvellement matériel constant, le lien réel de mémoire, etc. entre instants de conscience successifs d'une « même » personne n'est pas une identité matérielle, mais un lien causal matériel ; et donc de même nature qu'une communication sonore entre personnes différentes.

Le « je » n'est en fait pas une évidence subjective. Admettre la sentience n'implique pas d'admettre l'identité personnelle. Parmi les choses que je ressens à un instant donné, il n'y a rien qui soit "« l'être le même sujet »" ? qu'à un autre instant.

Il peut sembler évident que toute sensation présuppose un sujet. Mais une telle assertion est sans contenu si on ne présuppose pas ce sujet comme persistant dans le temps, assertion elle-même problématique.

L'évidence du sujet cartésien provient peut-être de la simple obligation grammaticale d'avoir un sujet au verbe « penser » ; "je pense, donc je suis" n'est pourtant pas plus probant que : « il pleut, donc il est ». Cf. la réponse en ce sens de Lichtenberg (XVIIIe siècle) à Descartes.

L'utilisation de noms pour les individus n'est pas non plus une preuve de l'existence de l'identité personnelle ; pas plus que dans le cas du bateau de Thésée. Ils peuvent être vus comme de simples étiquettes, ne présupposant pas l'identité.

Henry Sidgwick (utilitariste, XIXe siècle), affirmait l'évidence de l'identité personnelle: nous nous préoccupons de nous-mêmes d'une manière qualitativement différente de celle qui nous fait nous préoccuper des autres. Mais il s'agit d'une affirmation sans démonstration.

Le processus classique de construction d'une éthique part d'une base de préférences égoïstes, que l'on universalise alors. La prudence est ainsi supposée être d'une nature fondamentalement différente de l'altruisme. Pourtant, la prudence n'est pas plus une évidence que l'altruisme, et fait l'objet des mêmes exhortations pédagogiques (tabac, etc.).

Dans les deux cas, pourtant, il s'agit de sacrifier un intérêt au nom d'un autre, jugé supérieur.

Position de Derek Parfit (Reasons and Persons, 1984) : l'identité personnelle n'est pas un fait additionnel à l'existence de liens de mémoire, etc. Elle se réduit à ces liens (position réductionniste). La mort n'est pas un drame de nature absolue.

L'argumentation de Parfit se base en particulier sur diverses expériences de la pensée. Il nous demande par exemple si une personne créée comme copie exacte de nous-même (téléportation) serait nous-même. Il imagine aussi le cas du remplacement progressif des parties de notre cerveau par celles d'une autre personne. Il n'est pas vrai qu'à tout instant en cours de remplacement la question « sera-ce moi ? » doit pouvoir recevoir une réponse précise ; pas plus que dans le cas du bateau de Thésée. Si on m'annonce qu'en cours de remplacement on me soumettra à une grande douleur, dois-je me préoccuper « pour moi »? Il s'agit là d'une question sans réponse possible.

La préoccupation égoïste (« pour moi ») et altruiste (« pour autrui ») sont de même nature.

Du fait d'une telle unification, l'éthique devient non moraliste: la non-prise en compte des intérêts d'autrui est plus de l'ordre de l'erreur que du péché.

La mort n'est plus un drame absolu. Image du tunnel de verre au bout duquel il n'y a qu'obscurité (la mort). Ce tunnel disparaît quand nous comprenons que l'identité personnelle se réduit à un certain type de liens matériels entre instants de conscience. Nous nous mettons aussi à nous soucier plus des autres et moins de nous-mêmes. Nous craignons moins la mort.

La réponse traditionnelle à l'angoisse de la mort est de dire que notre « je » ira au paradis. Mais il n'existe pas de tel « je ». Si nous prenons pleinement conscience de ce qu'autrui est sentient comme nous, la mort n'est plus un vide. Il y a une vie après la mort: celle des autres.

Nous sommes bel et bien des récipients d'instants de conscience. Ce sont ces instants, et non notre « je », qui sont uniques. En tant que récipients, nous sommes remplaçables.

Un élevage de poulets heureux, au niveau éthique fondamental, pourrait ne pas être condamnable, tout comme l'existence de l'humanité resterait un bien si nous découvrions que nous sommes élevés et tués par les extraterrestres.

C'est pour des raisons sociales, culturelles, politiques, qu'un élevage de poulets heureux resterait à proscrire de nos sociétés.

Une éthique impersonnelle permet aussi une critique réaliste de la prédation. De manière générale, elle permet d'aborder nombre de problèmes éthiques liés aux animaux de manière souple et réaliste.

La discussion qui suivait la présentation a porté sur les points suivants :
- l'utilitarisme et la difficulté à le lier avec les questions politiques ;
- le lien entre l'impersonnalité et le bouddhisme ;
- la dichotomie entre l'éthique et la pratique.