Âgisme / spécisme : des points communs ?

Présentation-débat animée par Yves Bonnardel le 25/07 matin.

Vidéo

Enregistrements audio partiels

En raison de soucis techniques, la captation vidéo est incomplète. La fin de la présentation-débat a néanmoins été enregistrée en audio à partir de 12h28 et jusqu'à la fin : partie 1 (12h28-12h47), partie 2 (12h47-13h18).

Retranscription de Mata'i

(La présentation-débat démarre à 10h30 en présence d'environ 35 personnes.)

L’âgisme se définit par l’attribution de statuts en fonction de l’âge. Mineur, adulte, retraité… avec des droits spécifiques variables. L’« âgisation » des individus humains est récente : XVIIe siècle, d’abord à l’égard des enfants. Ils constitueraient une sorte d’espèce à part, ils ne seraient pas arrivés à la phase d’humain abouti. À partir du XIXe siècle, les tranches d’âge structurent la société, l’école fonctionne par classes d’âges, ce qui donne à l’âge une importance déterminante. Cette stratification de l’école en classes d’âges a été voulue. Éduquer la jeunesse, c’est un moyen de la discipliner, de lui donner des notions culturelles de base, et plein d’expérimentations éducatives sont pratiquées aux XVIIIe-XIXe siècles. Ainsi, en France, un type d’école se répand : l’école mutuelle. Quand quelqu’un a appris quelque chose, il l’apprend à ses pairs, les autres élèves. Il y en avait 2000 dans les années 1830. Ces écoles étaient intéressantes d’un point de vue industriel car elles pouvaient accueillir un millier d’élèves sous la surveillance d’un seul adulte. Ces écoles ont été découragées par le pouvoir, et le Vatican les a excommuniées. Le pouvoir français a utilisé l’argument suivant : les enfants apprennent trop vite (2 ans au lieu de 6-7 ans dans les écoles autoritaires comme les Petits pères). Ils ne développent pas le respect du savoir (respect du statut de celui qui sait), et autre argument : ça ne respecte pas les classes d’âges, division hiérarchique de base qu’il fallait répandre. L’État crée les écoles normales (pré-IUFM) pour encadrer la formation des maîtres dans une logique de stratification par âge et de hiérarchie. Ce développement de l’idéologie âgiste est un développement qui aujourd’hui nous paraît évident, mais il a été voulu politiquement, les initiatives allant en sens contraire ont été découragées.

Au XXe siècle, les retraites sont instaurées et sont déterminées là aussi en fonction de l’âge.

L’âgisme à l’égard des mineurs nous intéresse aujourd’hui pour les parallèles qu’on relève avec la question animale.
Aujourd’hui, la mention de l’âge est particulièrement déterminante pour les jeunes enfants : un enfant fait un dessin, on marque son prénom et son âge. Il y a aussi le rituel de l’anniversaire qui marque l’importance de l’âge, et il est vécu par les enfants comme un passage vers une forme d’humanité plus aboutie.
Cette idéologie âgiste s’est bâtie sur le modèle global de ce type d’idéologie (racisme, sexisme…) qui se fonde sur le couple humanité/nature, le découpage du monde entre le règne de l’humanité et le règne de la nature. L’humanité serait le règne de la liberté, des êtres autonomes, souverains, qui décident par eux-mêmes, ont des motivations, établissent leurs propres fins en fonction de ce qu’ils sont, qui ont une subjectivité propre et une valeur qu’ils tiennent d’eux-mêmes, en soi, qui leur est inhérente, ce sont des êtres qui créent leur culture, leur civilisation, ont une histoire, participeraient d’un progrès linéaire vers un mieux. À cela, s’oppose le reste du monde, un monde de nature, constitué de choses naturelles : qui ont une nature spécifique qui les font être ce qu’elles sont, remplir une fonction dans la totalité, la Nature, elles n’existent pas pour elles-mêmes mais sont fonctionnelles par rapport à la totalité, elles sont mues par leur corps sans indépendance, mues par des instincts, des pulsions corporelles…
C’est ce que j’appelle l’idéologie humaniste naturaliste. Elle prend place au fil de la laïcisation aux XVIIIe-XIXe siècles. Je pense que c’est une fausse laïcisation, on garde un rapport quasi religieux vis-à-vis de la nature, qui est toute puissante un peu comme Dieu.
Les idéologies de discrimination qui se mettent en place à cette époque-là se réfèrent largement à la Nature. Quand c’est Dieu qui est l’instance légitimatrice, les différentes dominations sont instituées par Dieu, la domination des femmes est ainsi justifiée. Dieu a institué des natures différentes, Dieu a donné le pouvoir de domination aux dominants. C’est par un décret de Dieu que l’homme règne sur les femmes, les enfants, les animaux. Avec la laïcisation, on se met à faire appel à la Nature : un ordre, une totalité, une puissance. Ce n’est pas du chaos, ça répond à un dessein. On considère que la nature nous donne des indications quant à ce qu’il est bon ou non de faire. Je pense que la Nature est la religion cachée de notre temps, jamais vraiment assumée mais pourtant la référence à la nature est omniprésente. « C’est naturel » est synonyme de « c’est bien, c’est souhaitable ». On dit aussi « contre nature » : la nature n’est pas juste une description, c’est une prescription sur ce qu’il est bon ou non de faire. On ne dirait pas que quelque chose est « contre-réel » : la notion de réalité est seulement descriptive. Avec la nature, ça ne marche pas.
On décide en fonction de nos intérêts de ce qui est naturel ou non. Sur la sexualité humaine : les organes sexuels sont voués à la procréation, il est contre nature de les utiliser à d’autres fins (masturbation, sodomie). Et pourtant, l’argument « la bouche sert à ingérer des aliments » n’a jamais été utilisé pour critiquer une utilisation « contre nature » de la bouche lorsqu’on joue de la clarinette.

Dieu donnait le droit et la capacité à exercer la domination ; là le discours se centre sur les dominés eux-mêmes. Ils ont une nature qui justifie qu’on les domine. C’est leur nature qui appelle leur domination. Ainsi se mettent en place les idéologies racistes, sexistes, spécistes, âgistes. Le schéma est toujours à peu près le même : les catégories dominées se voient refuser toute reconnaissance de leur raison, rationalité, capacité à diriger leur corps suivant les voies de la raison, à être propriétaires d’elles-mêmes. Les hommes blancs aisés adultes de l’aristocratie se voient comme des êtres de raison qui peuvent maîtriser leur corps, ils sont propriétaires d’eux-mêmes, ils peuvent être reconnus comme tels. Mais les êtres qui se voient refuser la raison se voient aussi refuser la propriété d’eux-mêmes. Ils sont donc appropriables par des propriétaires, pour leur plus grand bien (aux deux). C’est pour le meilleur bien des femmes qu’elles sont sous la coupe de leur mari, heureusement que les Noirs sont soumis à la férule des blancs… Et pour les enfants, ces petits êtres de nature qu’il s’agit d’élever vers l’humanité, il faut les éloigner de leur animalité originelle. C’est un processus qui leur fait parcourir un chemin de l’animalité, de la naturalité, à l’humanité autonome et souveraine.

Kant, Réflexions sur l’éducation, 1966, p. 70-71 : Kant soutient clairement que l’éducation ne sert pas à ce que les élèves apprennent quelque chose, mais à ce qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis à obéir, car la discipline empêche l’homme d’être détourné de sa destination (l’humanité) par ses penchants animaux.

Dans la même veine, divers auteurs ont pu soutenir que les femmes sont conçues pour enfanter, les peuples non-blancs sont des corps vigoureux conçus pour le travail, ils n’ont pas beaucoup de tête et heureusement qu’ils ont des maîtres pour veiller à leur véritable intérêt. Quant aux animaux, ils ont tellement peu de raison, ils sont tellement extérieurs à l’humanité, à la dignité, qu’ils sont totalement à notre service (donc on peut les manger). Ce sont des êtres d’instincts, de purs organismes, de purs corps, il n’y a rien de spirituel en eux, ce sont de purs êtres de nature. C’est un peu le discours de l’animal machine, un discours qui les prive de toute subjectivité et de toute individualité.

J’aimerais maintenant parler concrètement de la domination adulte sur les enfants.
Notre système de minorat-majorat vient de la Rome antique où il y avait un système de domination patriarcale : le dominus, maître d’un domaine, dominait femmes, enfants, esclaves, animaux, et il avait pouvoir de vie ou de mort (au moins à une époque) sur tous (enfants inclus), pouvoir discrétionnaire (incluant celui de vendre les enfants). Il existait un statut de mineur non relié à la notion d’âge. Ce qui comptait, c’était le statut de dominant. Seuls les fils pouvaient accéder à la dignité d’homme, à la mort du patriarche. Le fils de 60 ans pouvait ne toujours pas avoir le droit de faire des affaires, se marier… tant que son père était encore vivant !

On a gardé l’idée qu’un chef de famille règne sur la famille (de famus, ceux qui sont asservis). Sous l’Ancien régime, le père a un droit de correction qu’il peut exercer ou faire exercer (faire mettre au cachot son fils sans justification, mettre au couvent sa fille). On ne parle plus de propriété, mais il y a bien un pouvoir. À la Révolution française, un certain nombre d’abus sont corrigés par la loi et le statut de mineur est créé pour placer une limite : 21 ans. Puis Napoléon arrive au pouvoir, crée le Code civil qui revient en arrière sur le peu de droits qui avaient pu être conférés aux femmes et enfants. Ce code proclame que le père a tout pouvoir de correction sur les enfants. Au XIXe siècle, les pères gardent le pouvoir d’exercer des sévices graves sur les enfants sans pouvoir être inquiétés. L’enfant fait des fautes (vocabulaire chrétien hérité) qu’il faut corriger par la punition. C’est très progressivement que le discours sur les enfants évolue, vers l’idée qu’un enfant est un futur être en soi. Mais on vient d’une situation de forte domination à leur égard. La situation qu’on connaît aujourd’hui place l’enfant comme irresponsable avec des parents responsables pour lui. Ce statut de mineur prive les enfants des droits fondamentaux reconnus aux humains. Ils ne peuvent choisir avec qui ils vivent, pas de droit à la vie privée, à l’autonomie matérielle, à choisir ses relations… ce qui les place dans une situation de vulnérabilité sociale. Ils n’ont aucun des droits qui leur permettraient de se soustraire aux situations de domination, de violence. C’est au nom de leur nature d’enfants, de leur prétendue absence de discernement les empêchant de voir ce qui est bon pour eux. La situation actuelle reste violente vis-à-vis des jeunes. Dans un sondage récent, 84 % des parents disaient utiliser régulièrement la violence physique à l’encontre de leurs enfants. Les enfants sont la principale catégorie victime d’abus sexuels (principalement dans le cadre de la famille), et de loin. C’est majoritairement des filles. Les enfants sont aussi victimes d’une violence symbolique : tout dans notre société est organisé autour du monde adulte, les adultes sont reconnus, estimés, quand les enfants sont méprisés (sans forcément que ce mépris soit intellectuellement assumé) : les enfants sont « puérils », « infantiles »…

Citation de Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) : « Par nature, le fils est quelque chose du père. […] aussi longtemps que l’enfant n’a pas l’usage de la raison, il ne diffère pas de l’animal sans raison. Aussi, de même qu’un bœuf appartient à quelqu’un qui s’en sert, de même est-il de droit naturel que le fils avant d’avoir l’usage de la raison demeure sous la tutelle du père. Il serait donc contraire à la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, [puisse s’émanciper] ».

On a aujourd’hui des discours sympathiques à l’égard des enfants, mais des institutions qui le sont beaucoup moins. La famille est le lieu naturel de l’enfant, il risque tous les dangers partout ailleurs. Les déclarations des droits de l’enfant disent qu’un enfant a droit à une famille (il a le devoir d’en accepter une, en fait), alors que c’est le lieu de tous les dangers où l’on risque d’y subir blessures, agressions, homicide …

Un cas intéressant : le permis de conduire. Les femmes n’ont pas eu le droit de le passer pendant longtemps, les enfants ne peuvent pas par principe, parce que leur âge n’est pas le bon. Alors qu’un enfant qui a la capacité et la volonté de décider de passer le permis devrait pouvoir le faire, même s’il a 6 ans.

Les enfants n’agissent-ils que par égoïsme et plaisir ? Non, les études récentes montrent qu’ils sont plus altruistes que les adultes, qu’ils ont du discernement, font des choix moraux. Des enfants de 4-5 ans ont refusé de manger les animaux et ont tenu tête, par exemple.

Un apartheid social s’est mis en place, on refuse aux enfants l’accès aux informations qui permettraient leur autonomie, par exemple on ne les informe pas de leurs maigres droits.

La responsabilité des enfants est à géométrie variable : responsabilité pénale possible dès 9 ans dans certains cas, responsabilité pour des choix.

Pendant longtemps, il était clair que l’éducation était une forme de dressage. Les pédagogues ont voulu s’en distancier, je pense néanmoins que la distinction éducation/dressage est infondée.
Ce qu’on fait passer pour de l’éducation est du dressage de type carotte/bâton : menace de punition, chantage à l’affection, au dessert, à la télévision… Il y a omniprésence de la violence éducative.

La convention internationale des droits des handicapés dit qu’il faut tout faire pour que les handicapés puissent ici et maintenant disposer du maximum des droits humains (autodétermination, circulation, établissement, association, vote, autonomie matérielle).
Les institutions de protection ou d’accompagnement sont censées maximiser ces droits. Pour les enfants en revanche, on a un statut de mise sous tutelle qui vise à mener l’enfant jusqu’à la fin de sa minorité, dans le respect de son intérêt « supérieur », qui se distingue des intérêts concrets réels des enfants réels !

Si le mouvement de libération animale monte en puissance, il faudra arriver à éviter un statut les plaçant en situation de dépendance sociale et politique où leurs intérêts seraient définis de l’extérieur, a priori, comme dans cette histoire d’« intérêt supérieur de l’enfant ». Je dis ça parce que j’ai lu récemment Zoopolis de Donaldson et Kymlicka, bouquin super intéressant qui prône d’accorder la citoyenneté aux animaux en tant qu’agents ayant des intérêts propres et une capacité à les faire valoir. Et malheureusement, ils se réfèrent en partie à la protection de l’enfance comme d’un modèle.

Les enfants et les animaux servent de figure de repoussoir. L’humain mâle adulte type est souverain et autonome par contraste avec ces catégories. J’analyse aussi l’homophobie et la transphobie comme la condamnation d’un refus d’adhérer à un modèle dominant.

Pour moi, la remise en question du spécisme, c’est aussi la remise en question de la figure de l’humain, de même que dans la critique de l’âgisme on critique la figure de l’adulte, qui serait indépendant, responsable et autonome, par opposition aux enfants.

(La discussion s’achève à 13h18 en présence de 25 personnes.)