La suprématie humaine : l'exploitation animale comme cause et conséquence d'un système politique

Présentation par Loïs Boullu, le 22/07 matin.

Résumé de la présentation

Alors que le mouvement animaliste s'éloigne petit à petit d'une compréhension de l'exploitation animale purement a-politique (« si vous arrêtez d'acheter, ils arrêtent de tuer »), les discours militants laissent encore une place importante aux comportements privés. Pourtant de nombreux discours et initiatives en faveur de l'élevage font leur apparition dans l'arène publique, pour lesquels les explications individualisantes (ignorance, insensibilité, etc.) sont insuffisantes. À l'inverse, l'analyse de la manière dont sont gérés les conflits entre intérêts animaux et intérêts humains permet d'exposer un système politique, dont l'exploitation animale est la conséquence logique. À partir de là les objectifs stratégiques des pro-spécistes et des antispécistes apparaissent clairement. Cette analyse sera l'objet de ma présentation.

Pour commencer, j'utilise une expérience de pensée pour montrer que les raisons communément invoquées (nécessité vitale, ignorance de la sensibilité des animaux, biodiversité, tradition) ne peuvent à elles seules expliquer les pratiques d'élevage, de chasse et de pêche dont les animaux sont victimes.
J'entreprends ensuite d'explorer de façon naïve les jugements qu'exprime toute ou une partie de la société à l'endroit de telle ou telle négligence des intérêts des animaux. Cette exploration permet de distinguer un motif commun entre toutes les personnes qui défendent l'exploitation animale : la négligence des intérêts fondamentaux des animaux aux profit des intérêts triviaux des humainEs. Cette organisation des conflits constitue un système politique, la suprématie humaine, qui repose sur la confusion entre les catégories biologiques « humain » / « non-humain » et les catégories politiques hiérarchisées « humain » / « animal ». Je montre que certains discours qui paraissent insensés si on utilise la lecture « biologique » sont en fait tout à fait cohérents si l'on utilise la lecture « politique ».
Enfin, je consacre la dernière partie de ma présentation à la comparaison entre deux visions de l'individu qui proposent chacune d'expliquer les difficultés rencontrées par les partisanEs de la libération animale : l'une qui pose la moralité comme la priorité de tou·te·s, et l'autre selon laquelle la moralité n'est qu'une préoccupation parmi d'autres. La première amènera les activistes à tenter d'éduquer (au mieux) ou de culpabiliser (au pire) le public, mais je me positionne en faveur de la seconde qui peut servir de base à une stratégie animaliste qui soit à la fois rigoureuse, offensive et fortement adaptative.

Diaporama

Le diaporama de la présentation peut être téléchargé en pdf.

Enregistrement vidéo / audio

Des enregistrements audio sont disponibles : la présentation (durée 1:22:29 ; 75,3 Mo) et le débat (durée 24:54 ; 22,7 Mo). Enregistrement total (durée 3:14:30, 178 Mo).

La vidéo est accessible sur Vimeo :

Références et bibliographie

Compte-rendu de Mata’i

Loïs a découvert l’antispécisme via des textes de David Olivier et Yves Bonnardel en mars 2016 (Nuit debout) via Infokiosques après avoir lu des choses sur le racisme et le sexisme. Il a rencontré des antispécistes par la suite à Montréal.

Constat : aujourd’hui, beaucoup d’attention est portée sur les comportements individuels (pourquoi les gens mangent-ils de la viande ? Pourquoi esquivent-ils telle question ?) et pas beaucoup sur le niveau sociétal et les interactions entre les acteurs. Pourquoi Francione séduit ? Pourquoi la marche des fermetures des abattoirs est ou n’est pas déterminante pour la cause ? Que faire contre la Confédération paysanne, le projet ACCEPT (comment rendre l’exploitation animale plus acceptable), la FNSEA… ?

Loïs explique qu'il est influencé par le féminisme matérialiste (Christine Delphy et Colette Guillaumin), le communisme libertaire, le confort de l’inaction (« je ne fais rien, je ne présente pas d’actions illustrant ce que je pense »), le biais de confirmation (« je pars du fait que les animaux sont dominés et ensuite j’essaie de comprendre comment l’exploitation se structure dans la société »).
Son but : présenter le potentiel stratégique d’une vision radicale et explorer les collaborations possibles malgré les divergences d’analyse.

Partie 1 : exploration naïve de la gestion des conflits entre humains et animaux

Expérience de pensée : on est en voyage dans un pays où, en tant qu’animaliste, on trouve que les animaux sont bien traités. On arrive en France, on voit des vaches dans un pré, on voit les humains aider les animaux. On se dit qu’il y a toutefois sûrement des conflits également entre animaux et humains. Quelle est la règle ? On va nous dire que dans notre société, on ne doit pas causer de souffrances ou tuer sans nécessité. Ça peut sembler vrai : un tribunal condamne un éleveur qui a affamé ses animaux, des braconniers ont été condamnés…
Mais il y a aussi des cas discordants : les veux sont sous-alimentés dans les élevages, ça leur est préjudiciable. Également, la pêche et la mise à mort d’animaux sauvages terrestres paraît incompréhensible. Comment expliquer cette situation ?
On peut envisager une première hypothèse : les humains ignorent que les animaux sont sensibles et qu’ils peuvent ne pas manger de viande. Pourtant, certains humains ne mangent pas de viande. Par ailleurs, des éleveurs écrivent des choses qui montrent qu’ils savent que les vaches veulent garder leur veau. Cette hypothèse ne tient pas.
Ou alors on n’a pas compris quelle était la nécessité.
Autre hypothèse : le respect de la tradition est vécu comme une nécessité par les humains. Mais si on regarde la pratique de la caudectomie (ablation de la queue) sur les chevaux, elle n’est pratiquée que depuis le XVIIIe siècle, et elle a été arrêtée en 1996 après l’action de Brigitte Bardot au motif que les animaux y avaient un bénéfice. Ça ne semble donc pas être un impératif absolu chez les humains.
Ou alors, les humains considèrent comme primordial de préserver la biodiversité au maximum, et c’est pourquoi ils élèvent des animaux et les tuent. Mais là encore, ça ne tient pas : les loups dans le parc Yellowstone réintroduits en 1995 ont amené à l’augmentation de la biodiversité. Or les éleveurs ne sont pas favorables à la réintroduction des loups.

Finalement, il faut conclure qu’on nous ment : dans cette société, le principe de « ne pas faire souffrir les animaux sans nécessité » n’est pas appliqué.

Alors dans quelles circonstances les souffrances sont-elles infligées ?

Regardons le droit.
L’article 655-1 du code pénal dit que tuer sans nécessité un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité est illégal. Exemple : en Lorraine, quelqu’un crible de plombs une chienne, il est condamné. Cependant, le droit admet « l’euthanasie de confort » : un propriétaire d’animal domestique peut demander à un vétérinaire de tuer son animal, sans justification. Autre exemple : on peut tuer un animal de compagnie si c’est pour le manger dans un cadre privé, du moment qu’on respecte les règles d’élevage et d’abattage. Un élevage de chiens pour la consommation doit être déclaré comme tel. (Remarque d’une personne de l’assistance : les boucheries de chiens ont disparu en France dans les années 1950.)
L’article 521-1 punit la maltraitance d’animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité. Mais ces sévices condamnés sont néanmoins autorisés dans certains cas précis : la tradition ininterrompue (corrida, combats de coqs) ou la « gastronomie française » (foie gras). Est également autorisé sans précision légale à ce sujet : castration à vif des porcelets, coupe du bec et de la queue, destruction des liens sociaux des animaux, enfermement…

Ainsi, il apparaît que la nature et l’intensité des souffrances infligées ne sont pas déterminantes dans les conflits d’intérêts entre humains et animaux, pas davantage que l’espèce des animaux concernés.

Qu’est-ce qui détermine si une pratique est acceptée ou non du point de vue de l’État français ? Loïs propose la règle suivante : « On ne doit pas causer de souffrances à un animal dans le seul but de le faire souffrir. Pas de restriction sur la mise à mort si elle est indolore. ».
La « nécessité » n’est donc pas à entendre comme synonyme de l’« état de nécessité » (le besoin de faire un acte pour survivre).
Cour de cassation, 2011 : « on ne saurait nier qu’en tout temps et en tout lieu, on tue des animaux, sans qu’il n’y ait à invoquer un danger imminent pour les humains » (citation approximative). La nécessité pour tuer des animaux n’est pas à entendre comme besoin de survie, mais comme synonyme d’« utilité ». Infliger des souffrances ou la mort doit être utile.

La SPA affirme que « Chaque jour, les animaux subissent des souffrances inacceptables […] ». Devinette : de quoi parle-t-elle ? Eh bien, uniquement de certaines souffrances : celles infligées dans le cas de la corrida, de la fourrure, des cirques, l’abattage sans étourdissement, l’expérimentation animale, l’euthanasie de confort.

Ainsi, on peut préciser la règle précédemment énoncée : on ne doit pas causer de souffrances à un animal si elles servent un intérêt remis en question/minoritaire.

Welfarm s’oppose aux mutilations, au long transport, à l’élevage industriel… on cause plus de souffrances que ce qui est nécessaire pour des raisons de rentabilité ou d’efficacité. Il se dégage un principe : on ne doit pas causer de souffrances si elles servent un intérêt de rentabilité ou d’efficacité.

En somme, la règle peut se résumer à la suprématie humaine. « Il est légitime de faire passer les intérêts fondamentaux des animaux après les intérêts triviaux des humains ». Le seul débat porte sur la liste des intérêts triviaux considérés comme valides. Pour l’État, tous sont justifiés sauf le plaisir de faire souffrir (cruauté), la protection animale en considère quelques-uns comme non légitimes (divertissement), les welfaristes écartent également l’efficacité et le rendement.

En conséquence, la situation pour les animaux est désastreuse. Une société suprémaciste a des pratiques étendues d’exploitation des animaux : 200 millions d’animaux en France (cheptel des gros mammifères uniquement) voient leur confort, leur liberté, leur vie sacrifiés pour les intérêts triviaux des humains.

Partie 2 : comment combattre la suprématie humaine ?

Discussion sur la distinction animaux/humains : pour nous antispécistes, la catégorie « animaux » inclut les animaux et exclut les plantes, champignons et unicellulaires. Mais pour la plupart des gens, les « animaux » sont ceux dont les humains peuvent négliger les intérêts fondamentaux au nom de leur plaisir.

Francis Wolf, philosophe pro-spéciste : si les animaux deviennent des personnes, alors les personnes deviennent des animaux et donc on pourra négliger les intérêts des humains ! En fait, il ne comprend pas que le projet animaliste est de supprimer la catégorie des « animaux » entendus comme individus dont on peut négliger les intérêts fondamentaux.

Si biologiquement, les humains sont des animaux, il faut voir que politiquement, dans notre société, ils n’appartiennent pas à la classe politique des « animaux ».

Il y a une superposition entre la biologie et la catégorie politique. Les animalistes veulent supprimer la classe politique « animaux ».

Les groupes dominés revendiquent ainsi leur « humanité » (Andrea Dworkin, féministe, tient une pancarte sur une photo où l’on voit inscrit : « We are not animals »), ce qui est une manière d’affirmer « nos intérêts doivent compter », « nous ne voulons plus appartenir à une classe politique dominée », et non de se revendiquer membre de la catégorie biologique des plantes ou des champignons.
Autre exemple : l’amour pour les animaux éprouvé par ceux qui les exploitent. Macron, congrès de la FNSEA : « L’éleveur, c’est lui qui pleure quand un animal meurt, c’est pas les gens qui sont dans des associations ou dans des bureaux ». Il parle ici des animaux en tant qu’ils appartiennent à une classe politique dominée.

Quand on parle des « animaux », il faut ainsi toujours avoir en tête que dans la tête d’un individu non antispéciste, ça implique qu’on parle de « ceux dont on peut négliger les intérêts » et il est ainsi inenvisageable qu’on puisse avoir un autre projet émancipateur pour ces individus.

Dans une émission sur France Culture en février 2017, Florence Burgat dit qu’il est étrange que les animaux soient classés juridiquement parmi les choses. Tiphaine Lagarde abonde dans ce sens. Mais pourtant, dit Loïs, tant que les animaux sont une classe politique dominée, il est logique de les assimiler à des choses puisque les « choses » sont juridiquement ce dont les humains peuvent disposer librement, à quelques exceptions limitativement énoncées. Les welfaristes veulent étendre la liste des exceptions, les antispécistes veulent faire que les intérêts des animaux soient considérés pleinement et non plus comme des exceptions à une norme de domination.

Un individu libre et rationnel fonctionne ainsi : il a un point de vue, il veut agir moralement. Pour cela, il cherche à établir la vérité en observant des faits observables et rapportés, en les confrontant à des principes moraux et en formulant un jugement éthique.
Si l’on pense que l’on vit dans une société spéciste faite d’individus rationnels, cela veut dire que l’on postule que les individus spécistes rationnels peuvent changer si on leur démontre qu’il y a une discordance entre leurs principes moraux et les faits observables et rapportés. Ainsi, pour certains animalistes, la priorité est de parler du fait que la tradition et l’appel à la nature sont de mauvais principes moraux, et de montrer les faits, montrer l’exploitation.

Mais, nous dit Loïs, la réalité est que les individus ne fonctionnent pas comme ça. Certains animalistes soutiennent que les gens sont convaincus que c’est pas bien, mais qu’ils ne sont simplement pas prêts à l’admettre, à changer de discours. En fait, selon Loïs, les choses se passent ainsi : l’individu dominant réalise que sa position de dominant est remise en question, alors qu’il a un intérêt matériel et psychologique à dominer qui surpasse son (faible) intérêt à se soucier de morale et de remise en cause des dominations. Il s’ensuit que l’individu cherche à esquiver la question morale, et tient des discours faux ou sans rapport avec l’enjeu. Et c’est ce qu’on observe souvent, nous antispécistes, dans les interactions interindividuelles avec des non antispécistes.

Exemple : Francis Wolff soutient que les hommes sont les seuls êtres qui s’imposent des devoirs et méritent à ce titre d’avoir des droits. Pas de chance pour les animaux, comme ils ne font pas de même, ils ne méritent pas d’avoir des droits (exemple tiré du dernier ouvrage de Thomas Lepeltier, L’imposture intellectuelle des carnivores). Et au sujet des bébés et comateux : Wolff accepte de leur donner des droits car ils font partie de la communauté humaine. Ainsi, c’est bien la suprématie humaine qu’il défend coûte que coûte.

Comment attaquer la suprématie humaine, alors ?

Certains proposent de diminuer l’intérêt matériel à dominer, en rendant la nourriture végane accessible, ou encore à susciter un intérêt à réduire les dominations.
Loïs pense que ce n’est pas optimal et propose plutôt d’affaiblir la défense de la suprématie humaine.
Après les vidéos de L214, dit Yves Bonnardel, plus personne ne peut affirmer que les animaux n’ont pas de sensibilité (si l’on dit ça, on est raillé, même par des gens spécistes). L’argument de l’insensibilité ne fait plus partie de la défense de la suprématie humaine. Cet exemple est intéressant, Loïs soutient qu’il faudrait faire de même sur les autres sujets qui habituellement servent à clore la discussion : la B12 (on supplémente le sel en iode, pourquoi pas faire de même avec la B12 ? Cet argument doit être popularisé !), l’interdit alimentaire, la complicité animaux/éleveurs, l’artificialité du végane, l’incapacité pénale des animaux (« le jour où un sanglier me colle un procès, j’arrête de manger du pâté », dit Wolff, ce à quoi on peut répondre que les enfants sous tutelle ne peuvent défendre leurs intérêts devant un tribunal, et pourtant ils ont des droits, et si ceci était une évidence pour la plupart des gens spécistes, ils ne laisseraient pas passer ce genre d’argument).

Proposition stratégique : repérer les « arguments » les plus souvent invoqués et les attaquer.
Proposition complémentaire : renforcer les attaques. Comment attaquer la suprématie ? Avec des événements qui suscitent le débat : les intrusions de 269 Life Libération Animale, les marches et manifestations, le mois sans viande (qui pousse des spécistes à venir dire dans l’espace public pourquoi c’est une mauvaise idée), la pétition de 30 Millions d’amis sur la reconnaissance des animaux comme étant doués de sensibilité (ils ont forcé le gouvernement à ne plus négliger ça pour pouvoir continuer à se montrer à l’écoute du peuple), l’arrêté de Ségolène Royal sur les delphinariums (ça a amené ceux-ci à expliquer pourquoi ce qu’ils faisaient était, à leurs yeux, justifié).

Pour en revenir au schéma précédent, une fois que les gens n’ont plus aucun argument facilement acceptables par n’importe qui pour défendre la suprématie humaine, ils n’ont alors plus rien à dire. Exemple : Jean-Jacques Bourdin interviewant Brigitte Gothière. Il reconnaît que les images d’abattoir sont effroyables mais soutient qu’il faut continuer à manger de la viande. Elle lui demande s’il est juste de tuer des animaux ayant une sensibilité et des intérêts, il n’a pas de réponse, hésite une seconde et demi et passe à autre chose. Il est journaliste, il peut se permettre d’esquiver la question.
Une fois que les spécistes n’ont plus d’argument, ils se retrouveront contraints à se demander, pense Loïs, s’il est légitime de faire passer les intérêts triviaux des humains avant les intérêts fondamentaux des animaux.

Récapitulatif :

  • l’exploitation animale est la conséquence d’un système politique qui légitime la domination sur les animaux lorsque les humains y ont un intérêt autre que le plaisir cruel ;
  • les humains sont considérés implicitement, dans notre société, comme supérieurs à la classe politique des animaux ;
  • pour Loïs, les animaux sont exploités parce que cette catégorie politique des « animaux » existe, et il faudrait mettre un œuvre un animalisme radical consistant à abolir cette catégorie ;
  • lorsqu’on remet en cause la domination, il y a des arguments simplets qui arrivent très facilement ;
  • pour s’approcher de la libération animale, il faut que la question animale devienne importante dans la société et que les arguments simplets soient collectivement admis comme irrecevables ;
  • une priorité est donc de trouver comment forcer la question, d’empêcher l’esquive.

La conférence a duré 1h20 (10h30-11h50) et a rassemblé 43 personnes.

Débat

Isabelle Dudouet-Bercegeay (co-présidente du parti animaliste) réagit : pourtant, plein de gens se permettent d’affirmer des positions tout en admettant qu’ils n’ont pas d’arguments.
Loïs répond qu’à son avis, ça ne marche pas en toutes circonstances, par exemple il n’est pas admis dans l’enceinte du Sénat de soutenir une position sans aucune argumentation.

Mata’i : alors l’objectif, en fait, c’est de démonter les arguments bateaux… ce qu’on fait déjà en distribuant des tracts, donc il ne faut rien changer à nos pratiques militantes, selon toi ?
Loïs : je ne prétends pas prescrire ce qu’il faut faire précisément, mais je pense qu’un objectif stratégique à se donner est que les éleveurs, par exemple, ne puissent plus opposer monde paysan et véganes car les non antispécistes auront compris nos arguments anti-arguments-simplets. Exemple : « la bouffe végane est dégueu » (argument simplet de l’artificialité du végane) doit être irrecevable au regard d’un non antispéciste. Ou encore, « ces gens anti-viande ont bloqué un abattoir » (argument simplet de l’interdit alimentaire = ils font ça car ils veulent prescrire des normes alimentaires aux autres, ils veulent que tout le monde se conforme à leur mode de vie pseudo-religieux).

Edna : tu présentes nos opposants comme rationnels, or je pense que beaucoup de gens agissent par caprice. Déconstruire les arguments les uns après les autres n’impliquera pas le mouvement de bascule que tu espères. L’intérêt trivial, le caprice importe. Exemple : Michel Onfray dit « si je pense, je suis végane », mais il dit par ailleurs que en réalité, il aime la viande, donc continuera d’en manger.
Loïs : quelqu’un qui dit que la morale est de ne pas manger des animaux mais les mange quand même est relativement inoffensif. L’important est le combat idéologique. Si tout le monde faisait comme Onfray, ce serait bien, car on arriverait à voter des lois anti-exploitation.

Yves Bonnardel : derrière le « j’aime la viande », il y a l’affirmation que les intérêts triviaux des humains doivent primer sur les intérêts fondamentaux des animaux. C’est la défense d’un ordre social hiérarchisé et inégalitaire qui pose les humains comme seigneurs de la Terre et les animaux comme esclaves. Il faut donc, selon moi (et c’est ce que je fais depuis 25 ans), s’attacher à porter haut et fort la question « Pourquoi fait-on primer nos intérêts triviaux sur les intérêts fondamentaux des animaux ? ». Il faut refuser les esquives en ramenant sans cesse cette question, et non en cherchant à répondre à tous les arguments simplets. Car ce que tu décris, les esquives, on le remarque depuis 25 ans. Il faut affirmer que la viande est un symbole de domination, qui crée des torts considérables, qui est fait pour ça, car c’est ce qui nous donne de l’importance en tant qu’humains. Quand il y aura des débats sur la viande de culture, il faudra expliquer que les humains ne veulent pas de ça car on veut que la viande serve à affirmer notre supériorité.
Edna abonde dans le sens d’Yves : Périco Légasse dit que sa viande doit venir d’un pré, sinon ça ne l’intéresse pas.

Une femme dans l’assistance : remettre la suprématie humaine, ça fait peur aux gens, ils essaient de se défendre car c’est constitutif de leur histoire, leur identité.
Loïs : l’individu a intérêt à avoir une continuité dans sa vie, il ne veut pas se dire qu’il a été une personne mauvaise pendant tout le temps où il a mangé de la viande.

Un homme : les produits animaux sont acidifiants pour le corps, les intestins humains sont trop longs pour la viande, on n’est pas fait pour manger de la viande.
Loïs : admettons, mais là tu proposes de réduire l’intérêt matériel et psychologique à dominer les animaux (tu vois bien comment on galère à réduire l’intérêt matériel et psy des gens à fumer), et moi je préfère attaquer les esquives.

Adrian : ce que tu veux, c’est que les arguments simplets ne puissent plus être validés socialement. Mais alors, il faut que notre parole antispéciste soit suffisamment forte pour créer un contrepoids de validation sociale. Mais comment pourrions-nous faire pour acquérir cette ampleur sociale, pour avoir accès à des organes de parole ?
Loïs : les arguments simplets s’appuient sur du vide. Comment pourrions-nous combler ce vide, faire que les objections soient présentes à l’esprit de tous ? Je pense qu’il faudrait que nous arrêtions de parler d’interdits alimentaires.
Adrian : mais nous ne faisons pas le poids en termes de rapports de pouvoir !
Loïs : ce qui compte n’est pas d’être plus forts, c’est… oui, ok, il faut réfléchir à comment faire.

Alizée : aux États-Unis, un corps de médecins a lancé sa propre institution pour des recommandations végétaliennes. En France, un collectif veut travailler avec l’ANSES sur le PNNS. C’est une stratégie intéressante pour contrer le pouvoir des spécistes.
Loïs : la page sur le véganisme du site de PEA est super car elle est une page d’information qui n’attaque pas l’intérêt psychologique à se sentir comme une personne merveilleuse, elle n’est pas une page moralisante. Il est bon que ce type de discours soit porté par des instances officielles.
Alizée : l’OMS aussi a pris position de façon intéressante en pointant le danger pour la santé de la viande rouge.

Un homme dans l’assistance : tu oublies l’intérêt supérieur du capital, qui détermine beaucoup de choses. Du coup tu te prives d’avoir une vision offensive.
Loïs : je considère qu’il n’existe pas « le capital » qui aurait du pouvoir en lui-même. Les gens ne veulent pas de l’argent, ils veulent le pouvoir qu’implique l’argent. L’intérêt du capital, c’est l’intérêt des individus réunis en tant qu’ils peuvent bénéficier du marché. Du coup, je range ça dans les « intérêts matériels et psychologiques à dominer les animaux ».

Une femme dans l’assistance : ce qui est essentiel pour les humains, c’est le besoin d’être en groupe. Les éleveurs forment une communauté solidaire qui leur assure une sécurité entre eux. De même, nous, dans les estivales, pouvons nous fédérer pour nous donner la force de groupe, discuter avec les autres pour le respect du droit des animaux plutôt que des droits triviaux des humains. Les autres ont besoin qu’on reconnaisse qu’ils ont besoin d’être ensemble. « C’est bien d’arriver sur ce niveau-là pour discuter avec eux. » (je n’ai pas compris ce qu’elle veut dire).
Loïs : les éleveurs ont effectivement un plaisir à élever, et quand on parle d’abolition, ils sentent qu’on attaque leur plaisir et qu’on ne fait pas partie du même monde qu’eux. D’où la crainte, par exemple, de ne plus jamais être en contact avec des animaux (« les animaux vont disparaître de la planète ! »).

Un homme dans l’assistance : il y a quelque chose dans le monde français qui est assez spécifique, qui est qu’on a une tradition religieuse catholique qui joue sur la perception qu’on a de ce qu’est la communion autour d’un plat. On ne peut pas aborder les choses comme en Allemagne ou aux États-Unis où coexistent différentes religions. Ainsi, ce n’est pas un intérêt illégitime en France que de vouloir faire partie d’un groupe où on communie autour d’un plat carné. Alors que faire en France pour prendre en compte cette spécificité française ?

Sandrine Delorme : quand on s’adresse à nos adversaires, je pense qu’on doit leur faire sentir qu’on les comprend, en utilisant la communication non violente (CNV). Je pense donc important de prendre en compte les intérêts psychologiques des individus, qu’on leur dise que nous les premiers avons eu du mal à les remettre en question (« j’ai mangé de la viande, j’aimais ça… »).
Loïs : mon père est né dans une ferme, ma sœur pense que si je suis antispéciste, c’est que j’oublie ce qu’est une ferme, que je ne comprends pas ce que ma famille vit en pratiquant l’élevage. Pourtant, je sais bien ce que c’est, et effectivement il est utile de le dire. Par exemple, en commençant par dire dans nos discours que l’on sait la place importante qu’occupe l’élevage dans notre société, qu’on ne l’attaque pas « à la légère ».
Imaginons ce qui se passerait s’il y avait des autocollants partout en France : « vous êtes éleveur, vous voulez arrêter ? Appelez ce numéro ! », alors ils ne pourraient plus dire « on nous abandonne, on veut nous faire disparaître en pleine solitude ! ». Cela permettrait de montrer qu’on n’est pas contre eux.

Un homme dans l’assistance : peut-être que si les gens se vexent, c’est parce qu’ils ne sont pas d’accord que leurs intérêts seraient triviaux.
Loïs : y a un spectre des intérêts, il y a des choses qu’on considère fondamentales et d’autres non.

Un homme dans l’assistance : quand t’as parlé de ce numéro vert pour aider les éleveurs, je me suis dit que ce serait presque une bonne idée ! J’ajouterais que la viande est addictive, comme la nicotine, et donc il faudrait pouvoir isoler les carnistes pour les désintoxiquer, leur permettre de témoigner… comme on l’a fait pour soutenir les personnes qui étaient dans un système d’exploitation comme dominants (militaires de la guerre d’Algérie).
Loïs : oui d’ailleurs Vegan Impact a amené un fils de boucher au contact du meilleur ouvrier de France en boucherie au Salon de l’agriculture, ce qui l'a désarmé puisqu’il ne pouvait plus dire « vous vous désintéressez complètement de mon intérêt fondamental à exercer ma profession ».

Isabelle Dudouet-Bercegeay : les éleveurs qui ne veulent pas lâcher leur métier ne s’y accrochent pas par plaisir dans le cas de l’élevage intensif, je pense que c’est plutôt le goût de l’autonomie qui les font s’attacher à ça. Ils ne veulent pas de patron, ils veulent leur autonomie, un job indépendant, et c’est la peur du changement qui fait qu’ils tiennent à leur métier. Pour en faire le deuil, ils doivent passer par plusieurs étapes : le déni, le marchandage, l’acceptation. Il y a cependant un moteur pour le changement : c’est l’émotion. L’émotion négative qui contribue au choc (choc des images violentes d’abattoirs, par exemple), mais aussi l’émotion positive.
Loïs : l’important, c’est que les défenseurs de l’élevage se taisent. S’il n’y a plus que nous qui parlons de l’élevage, c’est gagné, en 2 ans c’est fait !
Isabelle : avec les images de L214, on a deux types de réactions : les végé-refoulés qui sont choqués mais ont peur de changer et donnent des arguments simplets (et eux, j’ai confiance qu’on arrivera à les faire changer), et les mangeurs de viande qui assument pleinement (et eux ils m’inquiètent beaucoup plus).

Adrian : l’effet boule de neige, c’est périlleux. Il faut créer un stigmate social à l’encontre des paroles de soutien à l’exploitation animale. Il importe de pointer qu’il y a des victimes, et des coupables responsables des sévices qu’elles subissent. Il faut redéfinir ceux qui exploitent comme délinquants, criminels. Il faut ainsi parler de la criminalité potentielle que sont par exemple Interbev ou consorts, et envisager l’exploitation animale comme une forme de criminalité.
Loïs : utiliser des mots comme ça sous-entendrait qu’on peut avoir un effet sur l’environnement moral, et moi j’y crois pas.
Si on regarde DxE (Direct Action Everywhere), ils ont fait un docu intéressant, ils ont un plan sur 40 ans : inscrire dans la Constitution que les animaux ont des intérêts qui doivent être respectés, et ils ont un rétro-planning, qui inclut effectivement l’idée de créer un stigmate notamment dans la communauté progressiste vis-à-vis des discours de soutien à l’exploitation animale.
Je pense que c’est pas bénéfique qu’on apparaisse comme les porteurs d’une nouvelle morale, quand tu parles de criminalité, tu veux agir sur le poids du prescriptif.
Adrian : Interbev fait du lobbyisme, il faut faire réfléchir les gens sur la légitimité de leur action, et pour se faire entendre, utiliser des mots qui tranchent. Ces lobbies sont des criminels, on ne peut pas seulement parler en termes individuels, seulement parler des victimes. Ça joue aussi sur l’appartenance communautaire : il s’agit de se désolidariser des personnes qui perpétuent volontairement une cruauté.
Loïs : je pense qu’il faut arrêter de donner aux gens des arguments pour la libération animale qui reposent sur le postulat que les gens sont déjà d’accord avec l’objectif. Dire qu’Interbev est criminel ne convainc pas ceux qui n’ont rien contre le lobbyisme pour la viande (c’est-à-dire, tous ceux qui ne veulent pas l’abolition de la viande).
Adrian : moi je pense que si, je pense que les gens peuvent apprendre que leur discours est faux, et puis on n’a rien à perdre.
Loïs : tu supposes que dire des mensonges peut être qualifié de criminel dans notre société, et je ne pense pas que ce soit le cas.

Un homme dans l’assistance : là où on peut parler de délinquance, c’est sur les violations de la loi que réalisent déjà les abattoirs, par exemple. Utiliser des mots de type « untel est un délinquant » peut se faire lorsque c’est factuellement le cas, à mon avis, mais pas quand c’est une opinion (du type « je pense que Interbev est criminel »).
Loïs : nous ne nous rapprochons pas en faisant ça de la libération animale, vu que nous voulons changer le droit, et pas simplement améliorer les exceptions au droit de tuer. D’ailleurs les éleveurs sont les premiers à dire qu’ils voudraient que tout le monde respecte la loi actuelle, que les violations repérées dans les abattoirs sont regrettables.

Isabelle : il faudrait que se structurent les anciens charcutiers, bouchers, éleveurs, et là ça pourrait avoir une portée vis-à-vis de l’opinion publique. Eux ont mis de côté leurs propres intérêts. Mais c’est pas facile d’atteindre cet objectif.
Loïs : oui ce serait bien, mais la question est comment on peut faire ?
Isabelle : on peut les aider à se structurer, peut-être que certains seraient partants pour faire ça. Je pense que médiatiquement, ça ferait du buzz. Ça casserait aussi le côté… Y a toute une partie de la population qui pense que pour l’emploi, on peut pas faire autrement !
Loïs : cet argument n’a de valeur que parce que t’as considéré que les intérêts fondamentaux des animaux valaient plus que les intérêts triviaux des humains. Tant qu’on ne remet pas en cause ça, on ne voit pas pourquoi il y aurait lieu de chercher à se reconvertir.

Sandrine Delorme : dans le fascicule sur l’abolition de la viande, il y a tout un chapitre sur la reconversion.

Maxime Pilorgé : imaginons qu’on crée un réseau de sanctuaires, on pourrait aller voir les éleveurs et leur dire qu’on les aide à se désendetter en leur rachetant des animaux contre la promesse qu’ils n’en font naître aucun autre par la suite.
Loïs : oui, on pourrait faire un manifeste des 143 égorgeurs qui s’engagent à ne plus faire naître !

Sandrine : ce serait intéressant d’y réfléchir avec eux, il ne faudrait pas que les idées ne viennent que de nous.
Loïs : ce qui compte est qu’ils aient le même projet politique que nous.

Un homme dans l’assistance : à mon avis, une faiblesse qu’on pourrait imaginer est de parler d’ « intérêts triviaux ». On ne peut pas développer un propos si on dit ça. Pour personne l’intérêt à manger de la viande est « trivial », je pense que c’est excessif de dire ça, c’est pas adapté à la situation.
Loïs : moi quand je dis trivial, je parle d’intérêts « qui ne sont pas fondés à passer devant des intérêts fondamentaux ».
Le même : oui mais moi quand j’entends trivial, je n’entends pas ça. C’est une faiblesse de ton argumentation car si c’était trivial, les gens ne résisteraient pas tant !
Loïs : tu utilises ta définition.
L’homme : je parle de la définition du dictionnaire.
Loïs : je propose un raisonnement dans lequel j’utilise ce mot autrement en précisant le sens que je lui donne, de même que lorsque je parle d’« animaux ».
L’homme : c’est peut-être un biais de mathématicien que de t’autoriser à redéfinir les mots, car tu prends le risque d’être mal compris.
Loïs : moi ce qui m’intéresse c’est de savoir ce que tu penses du fond de ma pensée.

Une femme : moi je dirais tripal (qui vient de « tripes »), pas trivial.
Loïs : mais moi ce qui m’intéresse c’est cette idée de hiérarchie.
La même : oui mais trivial c’est pas sympa pour les gens.

Sandrine : « trivial » c’est un jugement.
Loïs : mais je parle pas comme ça aux gens de l’élevage ! Je n’utiliserais pas ce mot-là !
Sandrine : moi je parle toujours de balance des intérêts, je dis : « je compare ton travail d’éleveur à l’intérêt des animaux à ne pas être tués, je fais une balance des intérêts », et je n’utilise pas de mot agressif.

Un homme : j’ai parlé à un éleveur de chèvres, il me dit au bout d’un moment qu’il a arrêté. Il concède : « c’est mal » de faire ce métier. Je pense que c’est comme ça que les gens vont se représenter les choses, ils ne vont pas faire un calcul…
Loïs : je sais, le calcul n’est pas assumé, mais pourtant c’est comme ça que les jugements sont faits. Le « c’est mal », c’est aussi ce que dit la SPA. Moi je veux pas faire de prescriptif.

(Au bout d’une heure dix de débat, il reste 9 personnes dans la salle, celui-ci devient une suite de quelques discussions interpersonnelles qui ne me paraissent pas mériter retranscription.)