Réflexions sur l'expérimentation animale

Intervention par Agnese Pignataro aux Estivales 2006, le mercredi 9 août matin.

Présentation de l'intervention

Agnese Pignataro est fondatrice de la revue Liberazioni.

Le problème de l'expérimentation animale est généralement abordé par le mouvement pour les animaux comme une question scientifique, soit parce qu'on est vraiment convaincu qu'utiliser les animaux non humains dans la recherche n'est pas méthodologiquement correct, soit parce qu'on pense que parler seulement de ça est stratégiquement plus convenable. Pourtant, la stratégie soi-disant «scientifique» contre la «vivisection» présente des graves défauts. Elle ne met pas en question la technologie du savoir/pouvoir que la production du discours scientifique implique, en se limitant à mettre en doute le degré de vérité de ce discours. Ainsi, le mouvement de critique à l'expérimentation animale est réduit à une querelle épistémologique au lieu d'être une dénonciation du prix éthique de toute expérimentation médicale. En effet, l'argumentaire «scientifique» contre l'expérimentation animale relit arbitrairement l'histoire de la médecine en faisant une distinction dépourvue de sens entre «vraie science» (i.e. celle qui n'utilise pas les animaux) et «fausse science» (i.e. celle qui les utilise): en vérité, l'histoire de la médecine nous montre que la seule distinction à faire est celle entre des différents paradigmes médicaux et que l'utilisation d'individus vivants humains et non humains en tant qu'objets d'expériences de laboratoire n'est pas une dégénérescence de la science, mais, au contraire, elle est au coeur du paradigme expérimental appliqué aux sciences de la vie. C'est donc la médecine expérimentale en tant que telle qu'il faut critiquer. Le mouvement contre l'expérimentation animale devrait arrêter de s'occuper de questions de «validité scientifique»; il devrait plutôt assumer un point de vue éthique-politique, se dédier à la critique de la manipulation de corps vivants pratiquée par la médecine expérimentale et exiger l'abolition de cette pratique intolérable, pas au nom de la «vérité scientifique», mais plutôt de la justice.

Enregistrement audio

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Texte de l'intervention

J'ai approché la question de l'expérimentation animale au début de mon militantisme pour les animaux, il y a huit ans, plus ou moins. Je venais de me rendre compte des innombrables façons dont les humains exploitent, manipulent, massacrent les êtres sensibles non humains et je m'y opposais parce que je trouvais tout ça injuste. J'étais donc aussi contre toute expérimentation animale; je ne me rappelle pas si j'avais une argumentation précise, mais il est certain que c'était fondamentalement pour un sentiment éthique.

Mais, dès que j'ai commencé à militer concrètement dans une association, j'ai appris que le style de l'argumentaire du mouvement pour les animaux contre l'expérimentation était très différent. Les séminaires, les articles, les communiqués de presse, les campagnes étaient basés dans leur immense majorité sur des raisonnements scientifiques. Les voici: les espèces animales ne sont pas entièrement comparables entre elles d'un point de vue bio-chimique, physiologique, comportemental, etc., même les individus qui appartiennent à la même espèce ne réagissent pas de la même manière aux phénomènes (suite aux différences de sexe, d'âge, de santé...), pour cette raison ce n'est qu'après avoir expérimenté sur l'espèce humaine que, a posteriori, on peut établir des comparaisons entre elle et les autres espèces animales, du coup aucun test sur les animaux n'est a priori fiable et toute l'expérimentation animale est inutile et dépourvue de validité scientifique. Les militants pour les animaux soulignaient aussi l'opportunité stratégique de cet argumentaire scientifique contre l'expérimentation animale: puisque la plupart des gens se fichent des droits des animaux et ne voudraient jamais la fin de l'expérimentation animale simplement pour sauver les animaux impliqués, la démonstration scientifique du fait que les tests sur les animaux ne donnent pas de réponses utiles à la santé humaine serait l'argument parfait pour convaincre l'opinion publique qu'il faut arrêter toute expérimentation animale...

Au début, j'ai trouvé cet argumentaire si simple, évident, raisonnable que je me suis demandé pourquoi je n'y avais pas pensé avant. Ainsi, j'ai adhéré à cette opinion, j'ai lu avec intérêt les bouquins des médécins italiens contre l'expérimentation animale (parmi lesquels un qui s'appelle, de façon significative, «Vivisection ou science?») et je me suis convaincue que les test sur les animaux n'étaient que de la fausse science pratiquée par des scientifiques malhonnêtes et/ou fermés d'esprit.

Mais, après quelques années, j'ai commencé à avoir des doutes. C'était en 2002: j'avais répris mes études de philosophie après quelques années de militantisme pur, et dans les cours que je suivais à la fac j'apprenais des notions d'histoire de la pensée et d'épistémologie et surtout je me suis rapprochée de la pensée de Michel Foucault. (Mais je n'ai pas arreté tout militantisme, bien entendu: dans la même année, j'ai organisé à la fac un séminaire sur l'expérimentation animale en psychologie, oû je me suis disputée avec le prof d'histoire de la médecine, qui depuis ce moment là n'a pas manqué de m'agresser chaque fois qu'il m'a rencontrée!) Les études ont apporté de nouvelles idées à ma réflexion et m'ont inspiré une attitude plus critique1.

La première objection qui m'est venue à l'esprit était que l'argumentaire scientifique contre l'expérimentation animale au nom de la santé humaine ne marche pas dans la recherche fondamentale, oû on utilise les animaux pour réaliser des expériences qui ne sont pas directement liées au traitement des maladies humaines. En effet, le 99% de l'argumentaire scientifique vise la toxicologie, c'est-à-dire la production des médicaments, alors qu'il se trouve mal à l'aise face à la recherche de base. On peut lire sur le site du comité Antidote, à la page «Dix mensonges sur l'expérimentation animale»: «L'expérimentation animale permet d'augmenter nos connaissances? Certes, si l'on s'intéresse à l'espèce étudiée. Des expériences sur le rat permettent d'augmenter nos connaissances sur le rat. Pourtant, toutes n'ont pas d'application pratique. Devons-nous alors tolérer des expériences et la douleur qu'elles supposent pour le simple plaisir d'un savoir qui ne profitera ni à la santé de l'espèce étudiée ni à la santé humaine2?». Le fait d'étudier une autre espèce en soi serait-il si ridicule? Depuis quand la recherche scientifique vise-t-elle uniquement une application pratique? Les astronomes n'étudient-ils pas des galaxies éloignées de centaines de milliers d'années-lumière? Les botanistes n'étudient-ils pas des plantes qui n'ont aucune utilité pour nous? Donc, les expériences bio-médicales sur les autres espèces, pourquoi devrait-on les réfuser? Évidemment, pas pour des raisons scientifiques, mais parce qu'elles causent de la souffrance, comme le disent ceux d'Antidote aussi, ne pouvant eux-mêmes non plus contourner l'argument éthique!

En outre, ce qui me causait de l'inquiétude était le fait qu'il restait théoriquement possible d'imag iner une expérience, une seule, qui se révèle fiable, dont les résultats soient utilisables: comment l'éviter, comment s'y opposer, en restant uniquement dans le cadre scientifique? Enfin, et surtout, j'ai commencé à m'interroger à propos de la nature de ce consentement que j'avais donné si spontanément aux explications des scientifiques antivivisectionnistes.

En fait, l'argumentaire contre l'expérimentation animale peut être réduit à cette simple formule: l'expérimentation animale n'est pas «scientifique». Mais qu'est-ce que cela veut dire, «scientifique»? Qu'est-ce que la science? Qu'est-ce qu'une méthode scientifique? Il suffit de jeter un coup d'œil à l'histoire et aux problèmes méthodologiques de la science pour se rendre compte que l'attribution d'un caractère scientifique à une expérience ou à une théorie n'est absolumment pas une question évidente. Mais en dehors de la communauté scientifique et en général du groupe de personnes qui ont fait des études scientifiques, le sens des mots «science», «scientifique» est très flou et tout à fait mythologique, en évoquant de vagues idées d'objectivité, d'incontestabilité, en opposition au présumé relativisme des sciences humaines. Et on retrouve ce sens flou et mythologique dans tout discours non specialisé pour ou contre l'expérimentation animale. Pour revenir à l'argumentaire scientifique, qui veut révéler que les tests sur les animaux sont une fraude scientifique: cette révélation, à qui est-elle adressée? Aux scientifiques?

En ce qui concerne les scientifiques, ils savent très bien, et depuis longtemps, qu'il y a des différences morphologiques et physiologiques entre les espèces. C'est pour cette raison que des expériences sur les humains vivants ont été conduites chaque fois qu'il y a eu la possibilité, suite à des situations politiques «favorables», c'est-à-dire sous des régimes despotiques qui mettaient des condamnés à mort à disposition des scientifiques: à Alexandrie au IIIe siècle av. J.C. sous le règne des Ptolomées, à Pise à la Renaissance, au XXe siècle sous le nazisme, dans les camps de concentration. Je vais en reparler à propos de l'histoire de l'expérimentation. Dans tous le cas, les problèmes impliqués dans l'utilisation expérimentale des espèces non humaines en médecine sont connus. Je vous donne un exemple en citant un auteur célèbre, dont le nom vous est peut être familier: Georges Canguilhem. Dans La connaissance de la vie, chapitre 1, «L'expérimentation en biologie animale», Canguilhem commente le travail de Claude Bernard avec admiration mais sans renoncer à faire des remarques critiques là oû Bernard semble minimiser certaines difficultés méthodologiques spécifiques de l'expérimentation dans les sciences de la vie:

(...) il convient d'examiner, en s'aidant d'exemples, quelles précautions méthodologiques originales doivent susciter dans la démarche expérimentale du biologiste la spécificité des formes vivantes, la diversité des individus, la totalité de l'organisme, l'irreversibilité des phénomènes vitaux.

1) Spécificité. Contrairement à Bergson qui pense que nous devrions apprendre de Claude Bernard «qu'il n'y a pas de différence entre une observation bien prise et une généralisation bien fondée», il faut bien dire qu'en biologie la généralisation logique est imprévisiblement limitée par la specificité de l'objet d'observation ou d'expérience. On sait que rien n'est si important pour un biologiste que le choix de son matériel d'étude. Il opère électivement sur tel ou tel animal selon la commodité relative de telle observation anatomique ou physiologique, en raison soit de la situation ou des dimensions de l'organe, soit de la lenteur d'un phénomène ou au contraire de l'acceleration d'un cycle. En fait le choix n'est pas toujours délibéré et prémédité; le hasard, aussi bien que le temps, est galant homme pour le biologiste. Quoi qu'il en soit, il serait souvent prudent et honnête d'ajouter au titre d'un chapitre de physiologie qu'il s'agit de la physiologie de tel ou tel animal, en sorte que les lois des phénomènes qui portent, ici comme ailleurs, presque toujours le nom de l'homme qui les formula, portassent de surcroît le nom de l'animal utilisé pour l'expérience: les chiens, pour les réflexes conditionnés; le pigeon, pour l'équilibration; l'hydre pour la régénération; le rat pour les vitamines et le comportement maternel; la grenouille, «Job de la biologie», pour les réflexes; l'oursin, pour la fécondation et la segmentation de l'oeuf; la drosophile, pour l'hérédité; le cheval, pour la circulation du sang, etc.

Or, l'important ici est qu'aucune acquisition de caractère expérimental ne peut être généralisée sans d'expresses réserves, qu'il s'agisse de structures, de fonctions et de comportements, soit d'une variété à une autre dans une même espèce, soit d'une espèce à l'autre, soit de l'animal à l'homme [...]

D'espèce à espèce: par exemple, on cite encore dans beaucoup de manuels d'enseignement les lois de Pflüger sur l'extension progressive des réflexes (unilatéralité; symétrie; irradiation; généralisation). Or, comme l'ont fait remarquer von Weiszäcker et Sherrington, le matériel expérimental de Pflüger ne lui permettait pas de formuler les lois générales du réflexe. En particulier, la seconde loi de Pflüger (symetrie), vérifiée sur des animaux à démarche sautillante comme le lapin, est fausse s'il s'agit du chien, du chat et d'une façon générale de tous les animaux à marche diagonale [...]

De l'animal à l'homme: par exemple, le phénomène de réparation des fractures osseuses. Une fracture se répare par un cal. Dans la formation d'un cal on distinguait traditionnellement trois stades: stade du cal conjonctif, c'est-à-dire organisation de l'hématome interfragmentaire; stade du cal cartilagineux; stade du cal osseux, par transformation des cellules cartilagineuses en ostéoblastes. Or Leriche et Policard ont montré que dans l'évolution normale d'un cal humain, il n'y a pas de stade cartilagineux. Ce stade avait été observé sur les chiens, c'est-à-dire sur des animaux dont l'immobilisation thérapeutique laisse toujours à désirer.

2) Individualisation. [...] ... comment s'assurer à l'avance de l'identité sous tous les rapports de deux organismes individuels qui, bien que de même espèce, doivent aux conditions de leur naissance, (sexualité, fécondation, amphimixie) une combinaison unique de caractères héréditaires? À l'exception des cas de reproduction agame (boutures de végétaux), d'autofécondation, de gémellité vraie, de polyembryonie (chez le tatou, par exemple), il faut opérer sur des organismes de lignée pure relativement à tous les caractères, sur des homozygotes intégraux. Or, si le cas n'est pas purement théorique, il faut avouer du moins qu'il est strictement artificiel. Ce matériel animal est une fabrication humaine, le résultat d'une ségrégation constamment vigilante. En fait, certaines oganisations scientifiques élèvent des espèces, au sens jordanien du terme, de rats et de souris obtenus par une longue série d'accouplements entre consanguins. Et par conséquent l'étude d'un tel matériel biologique, dont ici comme ailleurs les éléments sont un donné, est à la lettre celle d'un artefact. Et de même qu'en physique l'utilisation, apparemment ingenue, d'un instrument comme la loupe, implique l'adhésion, ainsi que l'a montré Duhem, à une théorie, de même en biologie l'utilisation d'un rat blanc élévé par la Wistar Institution implique l'adhésion à la génétique et au mendélisme qui restent, quand même, aujourd'hui encore, des théories3.

Vous voyez comme ce texte, paru en 1952, montre une conscience profonde des problèmes méthodologiques impliqués par l'expérimentation bio-médicale. Et il montre aussi que cette conscience n'amène pas automatiquement à la fin de l'expérimentation même! Canguilhem expose avec élégance et netteté le même concept que les scientifiques antivivisectionnistes proposent cinquante ans après comme s'il s'agissait d'une sorte de révolution copernicienne: le fait que «De grandes différences sont constatées parmi les individus d'une même espèce. À plus forte raison d'une espèce à l'autre4!». Mais dire que deux individus sont différents n'est pas la même chose que dire qu'ils sont incommensurables! Alors que c'est cela que les antivivisectionnistes soutiennent, en disant par exemple qu'«aucune espèce animale n'est le modèle biologique d'une autre5», sans se rendre compte que s'il était complètement impossible de transposer les connaissances relatives à un individu vers un autre, on en devrait conclure que dans la nature il n'y a que des individus tous incommensurables et que, par conséquent, aucune science n'est possible. S'il n'y avait aucune commensurabilité entre les individus vivants, même les méthodes alternatives ne seraient pas utiles, elles ne seraient pas «scientifiques», puisqu'un résultat valable pour un individu, obtenu par exemple avec une culture cellulaire, ne serait a priori valable pour aucun autre individu. On tomberait dans le nominalisme pur. En revanche, si on admet qu'il y a une commensurabilité entre les individus vivants, on doit aussi admettre que des comparaisons entre individus de différentes espèces peuvent être établies au niveau théorique, avec la plus grande précaution et attention, bien entendu, comme il a été suggéré par Canguilhem. Tout en admettant cette possibilité, on pourra bien choisir de ne pas utiliser les animaux non humains dans la recherche, mais pour des raisons purement éthiques.

Il est vrai qu'on pourrait aussi intérpreter la critique scientifique contre l'expérimentation animale d'une façon plus subtile. Elle ne serait pas une critique a parte objecti mais a parte subjecti, dans le sens que, même si du point de vue de l'objet étudié (les individus, les espèces...) il y avait effectivement des analogies, des ressemblances, il resterait une difficulté du point de vue du sujet (le chercheur) parce que ce n'est qu'a posteriori qu'il arrive à les découvrir: autrement dit, ce n'est qu'après avoir expérimenté sur l'espèce humaine qu'on arrive à découvrir telle ou telle autre analogie avec telle ou telle autre espèce animale, ce qui rendrait l'expérimentation animale inutile parce que, de fait, elle n'épargnerait pas l'expérimentation sur les humains. Je me demande: n'est-il pas le caractère fondamental de toute la science moderne, qui se veut empirique, d'avoir sa vérification a posteriori? Le procédé n'est-il pas tout à fait scientifique, d'un point de vue inductif, de collecter des donnés, de les interpréter, d'élaborer une théorie et finalement de la tester en laboratoire pour découvrir si elle est vraie ou fausse, pour la vérifier ou la falsifier? Les scientifiques d'Antidote critiquent les connaissances acquises pas l'expérimentation animale en disant que «comme toute cette connaissance est empirique [à remarquer la nuance méprisante], même si nous savons quel est l'effet d'une substance donnée sur un animal, rien ne nous permet de prédire quel en sera l'effet sur un animal d'une espèce différente6». Le catastrophisme de cette phrase n'est absolumment pas jusifié. Premièrement, un scientifique ne prédit pas, mais il suppose, il construit des hypothèses: dans ce cas-là, un scientifique pourrait bien avoir une attente plus ou moins raisonnable à propos des effets de la substance sur une autre espèce, selon les connaissances dont il dispose. Deuxièmement, la science n'est pas une clairvoyance, mais une discipline qui a les pieds sur terre, qui décrit la réalité, et il est complètement normal qu'elle laisse le dernier mot à l'expérience pour confirmer ou contredire ses théories. Troisièmement, l'expérience peut contredire à tout instant même les théories qui semblent désormais acquises et données pour certaines, pour une simple raison logique, expliquée par Karl Popper dans The Logic of Scientific Discovery (1934). Une loi générale est une généralisation tirée de l'observation d'un certain nombre de cas particuliers: ce procédé, du particulier à l'universel, s'appelle induction. Or Popper dit que pour arriver à avoir une certitude incontestable à propos d'une loi ainsi établie, ou pour arriver à sa vérification finale, il ne suffit pas d'avoir observé un nombre aussi grand qu'il soit de cas particuliers: logiquement, il faudrait avoir observé tous les cas particuliers possibles, à l'infini, ce qui est, évidemment, impossible. Suivant l'exemple très connu de Popper: pour affirmer d'une façon vraiment incontestable que «tous les corbeaux sont noirs», il faudrait avoir observé tous les corbeaux qui ont vecu sur la terre dans toutes les époques (sans parler de la possibilité qu'il existe des corbeaux extraterrestres!) Voici le celèbre critère de falsification de Popper: puisque une théorie ne pourra jamais être complètement vérifiée, on ne pourra jamais dire qu'elle est vraie, mais seulement qu'elle n'a pas encore été falsifiée; autrement dit, on ne peut pas prouver la vérité, mais seulement la fausseté d'un énoncé universel. On ne peut pas affirmer que l'énoncé «tous les corbeaux sont noirs» est vrai; on peut seulement évenctuellement affirmer que cet énoncé est faux suite à l'observation d'un corbeau blanc. Ainsi, c'est en raison de la structure logique de l'induction, et non à cause d'une faiblesse méthodologique de l'expérimentation animale, qu'une généralisation entre différentes espèces ne sera jamais concluante: il reste toujours la possibilité que l'expérience la contredise. Dernièrement, la vérification aussi bien que la falsification se produisent a posteriori. Du coup, les scientifiques qui critiquent les tests sur les animaux parce qu'ils ne sont pas a priori concluants sur les humains, oublient qu'ils se trouvent exactement dans la même position: ils ne peuvent pas affirmer a priori qu'un test sur les animaux n'est pas concluant sur les humains. D'un point de vue strictement scientifique, dans les deux cas on ne peut se prononcer qu'après le verdict de l'expérience: si l'expérience montre qu'il y a des analogies concluantes entre une certaine espèce animale et l'espèce humaine, on pourra considérer cette espèce-là comme un modèle pour l'espèce humaine pour ce qui concerne un certain phénomene; sinon, on affirmera le contraire. Encore une fois, tout en admettant le caractère scientifique d'un procédé qui, a posteriori, juge les analogies et les différences parmi les espèces animales, on pourra bien choisir de ne pas utiliser les animaux non humains dans la recherche, mais plutôt pour des raisons purement éthiques.

Une autre objection «scientifique» tirée du site d'Antidote: «poussés par le besoin de publier pour donner de l'essor à leur carrière, beaucoup de chercheurs dupliquent des expériences déjà faites en changeant quelques détails et en les présentant comme nouvelles7». Le fait de répéter les expériences n'est pas en soi scandaleux: comme je viens de le dire, une théorie ne peut jamais être validée définitivement, mais un scientifique peut la confirmer de plus en plus en pratiquant de nouvelles expériences qui, pour ainsi dire, la mettent chaque fois à l'épreuve, en changeant, justement, «quelques détails», c'est-à-dire en modifiant des paramètres pour que la nouvelle expérience puisse donner de nouvelles informations. Cela n'est pas anti-scientifique et ne serait pas non plus grave si, dans les sciences de la vie, les expériences ne se pratiquaient pas sur des individus vivants, sensibles, conscients. Du coup, c'est cette nature particulière des êtres sur lesquels on pratique les expériences dans ce domaine qui rend grave le fait de répéter de nombreuses fois les expériences: là encore, c'est pour une question éthique. (En ce qui concerne les scientifiques qui s'approprient le travail d'autrui, en publiant des recherches sans citer l'apport eventuel d'autres personnes, ce n'est pas une question scientifique ni éthique: c'est une question légale, qui ne nous intéresse pas beaucoup ici.)

J'ai parlé d'une nature particulière des êtres sur lesquels on pratique les expériences dans les sciences de la vie et j'ai dit que c'est cela qui rend inacceptables ces expériences. En fait, un autre problème de l'antivivisectionnisme scientifique, et de tout le mouvement contre la «vivisection», c'est de ne pas distinguer entre thérapeutique médicale et expérimentation bio-médicale. On croit, généralement, que l'objectif de toute expérimentation bio-médicale est le traitement des maladies humaines: pas conséquent, on se moque des recherches qui de façon évidente ne produisent pas de connaissances utiles pour les humains (nous venons de le voir), et suite à ce malentendu on accuse les chercheurs de sadisme, de malhonnêteté, d'imbécilité. Alors que l'expérimentation dans les sciences de la vie est quelque chose de plus que la recherche de traitements pour les maladies, et que, corrélativement, la thérapeutique ne coïncide pas forcément avec l'expérimentation. Cela apparaissait très clairement à l'époque ancienne.

[On trouvera en annexe une explication plus détaillée des raisons qui m'ont amenée à approfondir la question d'un point de vue historique et sur l'utilité qu'on peut en tirer.]

Fig. 1. Schéma des courants philosophiques et médicaux antiques. Cliquer pour élargir.

En Grèce, plusieurs paradigmes médicaux différents coexistaient: les sources fondamentales sur les courants médicaux anciens sont le proème du De Medicina de Celse (Ier siècle après J.C.) et les œuvres de Galien (IIIe siècle après J.C.) Dans le proème de son ouvrage, Celse écrit une courte histoire de la médecine oû il décrit surtout le conflit entre l'école dite dogmatique ou rationnelle et l'école dite empirique. Toutes les deux acceptaient la théorie des quatre humeurs (sang, phlègme, bile jaune, bile noire) et toutes les deux utilisaient l'observation (du patient, des symptomes de la maladie, de son cours, des résultats thérapeutiques; aujourd'hui, on appellerait cela médecine clinique). Mais les empiriques affirmaient que seules les causes évidentes de la maladie (par exemple le climat, le style de vie du malade, les altérations superficielles du corps, etc.) étaient connaissables et que cela suffisait pour le traitement, alors que les dogmatiques étaient aussi intéressés à connaître les «causes cachées» de la maladie, c'est-à-dire les facteurs intérieurs, anatomiques et physiologiques (origine des humeurs, fonctions des organes, etc.). Cette école dogmatique était une filiation de l'école d'Hippocrate et fleurit à Alexandrie au IIIe siècle avant J.C. Dans le Corpus Hippocraticum (l'ensemble des écrits de l'école d'Hippocrate), les descriptions anatomiques étaient presque absentes: ce sont justement les médecins d'Alexandrie, Hérophile et Érasistrate, qui ont développé au dernier degré à l'époque ancienne l'étude de l'anatomie humaine, en pratiquant des dissections de cadavres humains et, suivant ce que Celse écrit dans le chapitre 23 de son proème, aussi des vivisections sur des condamnés à mort8. Or, il faut préciser que les connaissances ainsi acquises restaient encadrées dans la théorie des humeurs et dans la pratique thérapeutique de l'observation; autrement dit, on n'étudiait la morphologie intérieure de l'être humain qu'en tant que connaissance de support, dont l'utilité pratique était en fait très limitée. Bref, l'anatomie n'était pas au cœur de l'art médical ancien: d'un côté, l'école empirique était tout à fait hostile aux dissections et aux vivisections (en disant qu'elles étaient inutiles parce qu'elles n'expliquent pas l'organisme vivant et ses fonctions, mais seulement l'organisme mort - dissection - ou mourant - vivisection); de l'autre coté, l'école dogmatique poursuivait seulement les connaissances anatomiques qui pouvaient s'assimiler à la théorie des humeurs et être utiles à la pratique chirurgicale.

Image de Démocrite

Fig. 2. Démocrite.

Mais ce qui nous intéresse est qu'à l'époque ancienne l'étude de l'anatomie et de la physiologie des vivants était poursuivi autonomement, au déhors de la médicine, par les philosophes, avec le seul but de parvenir à la connaissance de la nature en elle même. Dans une lettre apocryphe attribuée à Hippocrate, le célèbre médecin raconte sa rencontre avec Démocrite, le philosophe atomiste, assis au pieds d'un arbre et entouré des cadavres des animaux qu'il vient d'utiliser pour des dissections (fig. 2). Mais c'est surtout dans la pensée d'Aristote en matière de biologie qu'on trouve une utilisation constante et consciente de la dissection et de la vivisection d'animaux (non humains, bien entendu). Un ouvrage biologique d'Aristote que je connais directement est le traité Sur la génération des animaux; je l'ai consulté à propos de la théorie de l'épigenèse, c'est-à-dire l'explication de la formation progressive du fœtus par addition de parties, ce qui ne pouvait évidemment se faire à l'époque d'Aristote qu'en ouvrant plusieurs femelles enceintes à différents moments de la grossesse. Les «lumières» d'Antidote écrivent que «de vagues notions anatomiques et physiologiques ont pu être étudiées sur certain animaux et généralisées à tous, du temps oû l'on ignorait encore jusqu'à la fonction des organes9»: quelle condescendance! Ils appellent les savants anciens tels quels Aristote des «physiologistes en herbe»... Personellement, je trouve que la question de la formation du fœtus chez les êtres vivants était une question très importante du point de vue scientifique et philosophique; je n'ai pas besoin d'accuser Aristote d'être quelqu'un de sadique ou de vouloir donner l'essor à sa carrière ou de faire partie d'une lobby pharmaceutique pour condamner cette expérience: il me suffit de remarquer que la nature de cette expérience est telle qu'on ne pouvait la conduire à l'époque qu'en manipulant des êtres vivants, sensibles et conscients et que, pour cette raison éthique, il fallait renoncer aux connaissances, bien qu'intéressantes, qu'on pouvait en tirer.

Nous voyons donc que, à l'âge ancien, dissections et vivisections étaient pratiquées dans deux domaines différents: en médicine, dans les limites théoriques que nous venons d'examiner, et en philosophie de la nature, en mesure beaucoup plus large. Il apparaît très clairement que l'expérimentation sur les vivants ne correspondait pas à la pratique thérapeutique.

Or, je trouve très remarquable l'hypothèse d'Andrea Carlino, un spécialiste d'histoire de la médecine, auteur du livre La macchina del corpo qui a inspiré cet excursus historique super rapide que je suis en train de faire. Puisqu'il semble, suivant les témoignages survecus, que l'expérimentation en philosophie de la nature s'est développée pratiquement et méthodologiquement avant l'expérimentation médicale (Aristote vécut au IVe siècle avant J.C. alors que l'école d'Alexandrie fleurit au IIIe siècle avant J.C.), Carlino suppose que c'était justement la première qui a fait naître la deuxième; en d'autres mots, c'est la philosophie de la nature qui a «ouvert» les corps vivants pour les étudier et qui en a montré l'intérieur à la médecine, qui jusqu'à ce moment-là ne les avait observés que de l'extérieur, c'est la philosophie de la nature qui a montré que l'observation de l'intérieur pouvait apporter des connaissances utiles à la thérapeutique.

Fig. 3. Frontispice de Anothomia (Mondino de' Liuzzi).

Mais, comme nous l'avons vu tout à l'heure, il restait toujours un écart théorique entre la dissection médicale et la dissection «philosophique». Ce passage de l'ouvrage de Galien De anatomicis administrationibus est très éclairant:

En vérité, pour que nous puissions faire cela [parler de l'anatomie], nous allons distinguer les niveaux de toutes les spéculations, puis en montrer l'utilité. Il y a l'utilité pour la spéculation anatomique pour le physicien, qui aime la science en elle même; puis l'utilité pour celui qui [ne l'aime] pas en elle même, mais au but de demontrer que la nature ne fait rien au hasard; puis l'utilité pour celui qui trouve dans la dissection des arguments pour connaître les actions physiques et psychiques; puis l'utilité pour celui qui extrait les aiguillons, les épines et les pointes des flèches avec habileté, ou qui va faire des incisions de bonne façon; ou qui traitera avec justesse les fistules et les abcès manuellement; comme je l'ai dit, ces choses sont nécessaires au plus haut degré, et il faut que le bon médecin s'exerce d'abord sur elles, après sur les fonctions cachées des entrailles, puis qu'il connaisse l'utilité de tout ce qui amène les médecins à diagnostiquer les maladies. En effet, certaines choses sont plus utiles aux philosophes qu'aux médecins, d'une façon double, pour ainsi dire; soit au but de la spéculation, soit pour qu'ils enseignent la science de la nature en l'exposant justement dans toutes ses parties10.

Galien distingue plusieurs emplois de l'anatomie, dont les principaux sont les recherches scientifiques-philosophiques et la pratique chirurgicale: le rôle des connaissances anatomiques en thérapeutique médicale n'est pas mis trop en relief. Bref, tant que la théorie des humeurs et la thérapeutique clinique restaient les paradigmes médicaux fondamentaux, c'est-à-dire jusqu'au XVIe siècle plus ou moins, la connaissance de l'anatomie humaine n'était qu'un surplus théorique pour la médecine. Les médecins ne sentaient pas le besoin de développer des investigations expérimentales pour soigner leurs patients, parce que les moyens conceptuels dont ils disposaient étaient suffisants. On admettait la morphologie de Galen sans la remettre en discussion; du coup, les rares dissections de cadavres humains effectuées à la fin du Moyen Âge avaient un but purement didactique, elles n'apportaient aucun progrès scientifique et les erreurs des anciens en anatomie se perpétuaient. Le frontispice du traité Anothomia de Mondino de' Liuzzi, composé au XIVe siècle et très utilisé pendant tout le bas Moyen Âge, en est un exemple classique et éclairant. Il représente une scène de dissection dans un cours d'anatomie: le médicin-professeur, assis en haut, lit ou dit par cœur les ouvrages des autorités anciennes sans même regarder le boucher qui, en bas, incise le cadavre pour montrer aux étudiants les organes énumérés par le professeur (fig. 3).

Fig. 4. Frontispice du De Humanis Corporis Fabrica de Vesale.

Cette situation a changé suite à deux «ruptures» historiques. Premièrement, la parution du celèbre ouvrage d'André Vésale, De humanis corporis fabrica (1543), qui attribuait à nouveau un sens investigatoire aux dissections humaines, une nouveauté évidente dès le frontispice de l'ouvrage (fig. 4): cette fois, le cadavre est au centre de la scène et le médicin - Vésale lui-même - plonge ses mains à l'intérieur. Deuxièmement, l'abandon progressif du paradigme des quatre humeurs en faveur du paradigme mécaniste qui, en expliquant les fonctions des organismes vivants par les lois physiques du mouvement, réouvrait la porte à l'expérimentation et à son intégration officielle dans les fondements de la méthodologie médicale actuelle.

Je vous ai proposé cette reconstruction historique-méthodologique, et je pense qu'il vaut la peine de travailler dessus plus avant, parce que je pense que, pour arriver à un bon argumentaire critique contre l'expérimentation animale, il faut assumer un regard plus conscient et nuancé que celui des antivivisectionnistes scientifiques sur l'histoire de la médecine et de l'expérimentation dans les sciences de la vie. Les sites «scientifiques» contre la vivisection donnent des reconstructions tout à fait invraisemblables de l'utilisation d'animaux dans l'histoire de la médecine. N'acceptant pas d'admettre que l'ensemble du savoir empirique anatomique et physiologique se fonde sur l'analogie entre les espèces et sur les expériences, et ignorant en plus la distinction entre théorie et pratiques médicales d'une part et recherche scientifique de l'autre, ils établissent une distinction manichéenne et dépourvue de sens entre «vraie science» (celle qui n'utilise pas les animaux) et «fausse science» (celle qui les utilise): par conséquent, l'acquisition de connaissances vraies est reconduite aux recherches effectuées par une hypothétique «vraie science» alors que l'expérimentation animale est présentée comme un élément de perturbation imposé par des causes extérieures à cette «vraie science». Parmi ces causes extérieures, celle le plus souvent invoquée (et la plus facile à évoquer...) est l'intérference de l'Église. Or, bien qu'athée et anticatholique, je dois remarquer que souvent, en matière d'histoire de la pensée, on se laisse trop aller à haine anticléricale des Lumières et du libéralisme bourgeois, en pointant l'Église comme seule coupable des difficultés, des erreurs et des préjugés que la pensée humaine a connus pendant les siècles. L'antivivisectionnisme scientifique n'est pas exempt de cette tendance: voici des exemples, tirés d'un site italien qui propose une histoire de l'expérimentation animale basée sur le livre anglais, Sacred Cows and Golden Geese de Ray et Jean Swingle Greek11.

Premièrement, on fait commencer la vivisection d'animaux avec Galien: ce n'est pas vrai. Comme on l'a vu tout à l'heure, les expériences sur les animaux non humains étaient déjà pratiqués plusieurs siècles avant Galien, d'abord par les philosophes et après par les médecins hellénistes.

Il est dit que Galien commença ses études d'anatomie sur les cadavres humains mais qu'il dut passer aux expériences sur les animaux non humains parce que «l'Église ne permit plus les dissections humaines». Or, Galien a vécu au IIe siècle après J.C. et à cette époque-là les chrétiens étaient encore persécutés! L'édit de Constantin, qui mit fin aux persécutions des chrétiens dans l'Empire romain, remonte au 313 après J.C., juste après la grande persecution de Dioclétien, et un siècle après la mort de Galien. Il est plutôt difficile de penser que les chrétiens, persécutés, avaient le pouvoir d'imposer des restrictions aux médecins payens... En réalité, les tabous à propos de la manipulation des cadavres humains sont beaucoup plus anciens que le christianisme; il s'agit d'une question d'anthropologie, que je ne peux pas aborder, n'étant pas anthropologue.

Puis, dans la partie sur la Renaissance, on accuse encore l'Église de s'être opposée à l'avancement de l'anatomie: il est dit que «les decouvertes de Vésale ... minèrent les fondements mêmes de la civilisation et de l'Église». C'est une légende très diffusée, celle de l'Église qui aurait interdit la dissection des cadavres humains: en réalité, on recommença à pratiquer des dissections didactiques au XIVe siècle12 sans que l'Église ne pose aucune interdiction formelle, puis, en 1472, le pape Sixte V promulga une bulle dans laquelle il reconnaissait l'utilité «médicale et artistique» de l'anatomie, enfin, en 1527, le pape Clément VII autorisa formellement l'enseignement de l'anatomie dans les écoles et les universités, seize ans avant la publication du De humanis corporis fabrica de Vésale.

Encore une erreur énorme tirée du même site. Selon les auteurs, la renaissance de l'étude de l'anatomie humaine sur les cadavres aurait balayé la «fausse science», les erreurs de Galien et l'expérimentation animale avec elle; ainsi, des scientifiques, parmi lequels William Harvey, auraient decouvert la circulation du sang sans expérimenter sur les animaux et en recourant uniquement aux dissections. C'est complètement faux. Quiconque a lu le Discours de la méthode de Descartes se souvient du passage oû l'auteur explique sa théorie de la circulation du sang en opposition à celle de Harvey en citant des expériences sur des animaux conduites par Harvey et par lui-même. En lisant les traités de Harvey sur la circulation du sang13, on peut trouver une quantité énorme de passages qui parlent de vivisections sur toute sorte d'animaux. J'ai même trouvé un passage oû Harvey se moque des «anatomistes» en disant qu'ils n'arrivaient pas à comprendre la mécanique de la circulation parce que, justement, ils se limitaient à ouvrir des corps déjà morts, et affirme clairement qu'il faut expérimenter sur des animaux vivants et de toutes les espèces14.

Pourquoi insister dans la réfutation de ces minuties, dont on pourrait bien dire qu'elles concernent seulement les histoiriens de la médecine et pas les militants contre l'expérimentation animale? Pour répondre à cette question, je vous renvoie aux doutes que j'ai commencé à avoir en 2002: j'ai dit tout à l'heure que je m'interrogeais à propos de la nature du consentement que j'avais donné si spontanément aux explications des scientifiques antivivisectionnistes. La réponse que je me suis donnée à l'époque, et qui malheureusement me semble de plus en plus vraisemblable, est que les militants pour les animaux réproduisent, dans leur rélation avec les scientifiques antivivisectionnistes, le même mécanisme qu'ils reprochent aux gens qui ont confiance dans les vivisecteurs: un mécanisme de soumission aveugle à l'autorité d'un savoir qui se veut fort et objectif. Je ne sais pas dans quelle mésure l'argumentaire scientifique contre l'expérimentation animale s'adresse à la communauté scientifique. Comme je l'ai dit, les scientifiques savent depuis toujours qu'il y a des différences plus ou moins grandes, plus ou moins importantes entre les espèces vivantes, et que les expériences les plus concluantes pour l'espèce humaine sont celles qui sont conduites sur les humains mêmes; du coup, je crois que l'argumentaire scientifique adressé aux scientifiques peut marcher pour ce qui concerne les nouvelles technologies qui peuvent désormais remplacer l'expérimentation animale, mais qu'il n'est pas pris au sérieux en tant qu'argumentaire méthodologique général. D'ailleurs, l'argumentaire scientifique contre l'expérimentation s'adresse en bonne partie au public non spécialisé, auprès de qui il a le plus de succès. Il est évident que n'importe quel militant aime les raccourcis qui semblent faire avancer sa cause. Mais ce qui me semble très grave est que, dans le cas de l'expérimentation animale, cette adhésion est déguisée en conviction raisonnée. En d'autres mots, l'argumentaire scientifique prétend changer les opinions des gens en donnant des explications rationnelles et des démonstrations évidentes (cf. encore Antidote: «Antidote Europe démontre, par un raisonnement simple, qu'aucune espèce animale n'est le modèle biologique d'une autre15»). Or la vérité est qu'on a besoin d'un certain degré de formation spécialisée avant d'arriver à avoir une conviction profonde, solide, raisonnable, concernant n'importe quel sujet, à plus forte raison s'il s'agit d'un sujet scientifique. Ainsi, les scientifiques antivivisectionnistes sont en mesure de convaincre de l'inutilité de l'expérimentation animale seulement les personnes qui sont déjà contre l'expérimentation animale, et qui le sont pour d'autres raisons (pour les animaux, ou parce qu'ils professent une religion non violente): ces personnes, qui n'ont pas les connaissances scientifiques nécéssaires pour approfondir réellement les questions soulevées, embrassent l'idée de l'inutilité des test sur les animaux simplement parce qu'elles font confiance aux scientifiques qui la soutiennent, à leur curriculum, à leur exhibition d'autorité, bref, pour les mêmes raisons pour lesquelles d'autres personnes (la plupart, malheureusement) sont convaincues de l'utilité et de la nécéssité des tests sur les animaux par les vivisecteurs, qui exhibent les mêmes marques d'autorité. Encore un exemple tiré du site d'Antidote: «Antidote Europe est un comité scientifique. Notre comité s'oppose à l'expérimentation animale pour des raisons strictement scientifiques. Notre président et nombre de nos membres sont des chercheurs d'envergure internationale et nous pensons donc pouvoir légitimement nous exprimer sur ce sujet16». Je suis tombée sur un autre site français, «stop vivisection17», qui réclame son indépendence de pensée et son autonomie de jugement en écrivant, contre les «doctrines» de Singer et de Regan - pas bien comprises, il faut dire: «il est temps d'arrêter de suivre “bêtement” une doctrine qu'elle qu'elle soit mais se responsabiliser en commençant par penser par soi-même sans attendre qu'un pseudo sauveur politique, religieux ou philosophique agisse ou parle à notre place18». Mais cette révendication est immédiatement contredite par le recours au Verbe divin antivivisectionniste des deux «experts scientifiques» de service, qui évidemment ne sont pas des pseudo sauveurs, eux, mais des sauveurs de profession, ce qui est prouvé par leurs curriculums professionnels que les rédacteurs ne négligent pas de fournir19... Justement, ce qui est amusant est que l'autorité des scientifiques contre la vivisection se fonde sur l'exhibition de leur pleine appartenance aux institutions scientifiques officielles, les mêmes qu'ils critiquent, alors qu'il serait plus logique, à mon avis, de souligner une prise de distance vis-à-vis du milieu académique...

En conclusion... moi-même, dont la formation n'est pas scientifique mais humaniste, et qui suis quand même contre toute expérimentation animale, ai examiné certains aspects de l'argumentaire soi-disant scientifique contre l'expérimentation et j'ai trouvé des points obscurs, des raisonnements superficiels, même de veritables faussetés. Je crois avoir le droit de me demander quelle plausibilité cet argumentaire a face aux scientifiques, aux spécialistes d'épistémologie, aux histoiriens des sciences de la vie. Je crois aussi avoir le droit de me demander s'il est juste, s'il est honnête, de pousser les militants à accepter par foi des opinions sur des questions compliquées (qui en fait ne se limitent pas au «raisonnement simple» d'Antidote, comme j'ai essayé de le montrer), sur lesquelles ils ne peuvent pas réfléchir, faute de connaissances spécialisées, et qu'ils peuvent seulement répéter d'une façon grossière et dogmatique. Mais surtout, je me demande: est-ce une bonne stratégie pour le mouvement pour les animaux que de réduire l'opposition à l'expérimentation animale à une querelle épistémologique, au lieu d'en dénoncer clairement et fermement le prix éthique? Le mouvement contre le nucléaire aurait-il plus de chances d'avancer en essayant de prouver que la fission nucléaire en fait ne marche pas, qu'elle n'est pas «scientifique», au lieu de dénoncer ses risques et ses effets? Le moment n'est-il pas arrivé de se débarasser de ces notions floues et dogmatiques de «scientificité» et poser la seule question appropriée - difficile, épineuse, mais appropriée: est-il tolerable, est-il juste, que nos connaissances biologiques et médicales avancent grâce à la manipulation, à la torture, au massacre d'êtres vivants, sensibles et conscients?

Bibliographie

Aristote, De la génération des animaux (De generatione animalium), Les belles lettres, Paris 1961.

Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, Paris 1965.

Andrea Carlino, La fabbrica del corpo, Einaudi, Torino 1994.

Celse, De Medicina Libri VIII (Proemium), dans Corpus Medicorum Latinorum I (en ligne en mode texte ici).

Galien, De anatomicis administrationibus, dans Galeni opera omnia, édition de C.G. Kühn, vol 2, Leipzig 1821 (consultable en mode image, comme tous les ouvrages de Galien, à partir de cette page).

Mirko Grmek et Raffaele Bernabeo, «La macchina del corpo», dans Storia del pensiero medico occidentale, Laterza, Bari 1996.

William Harvey, Opere, par F. Alessio, P. Boringhieri, Torino 1963.

Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, Paris 1988.

Pseudo Hippocrate, Lettere sulla follia di Democrito, Liguori, Napoli 1998.

Notes

1. Toutes les références antivivisectionnistes précises que je critique sont tirées du site d'Antidote, un comité de scientifiques qui «s'oppose à l'expérimentation animale pour des raisons strictement scientifiques» et qui «n'entend pas entrer dans le débat éthique sur les droits des animaux» (page «Pourquoi Antidote Europe?»). Dans le but d'entreprendre une critique précise, visant un argumentaire défini proposé par un sujet précis, connu par le mouvement français pour les animaux, ou qui soit au moins lisible par un public francophone, j'ai cherché un exemple concret dans les sites Web des groupes français contre la vivisection; finalement, j'ai choisi de me confronter avec Antidote, le groupe qui exhibe au plus haut degré son détachement des questions éthiques et son autorité scientifique. D'ailleurs, il me semble important de préciser que je ne connais aucune des personnes qui sont dans ce comité, que je n'ai jamais eu de contacts avec elles et que ma critique concerne exclusivement leurs positions théoriques, telles qu'elles sont exprimées sur leurs site Web.

2. Site d'Antidote, page «Dix mensonges sur l'expérimentation animale».

3. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, Paris 1965, pp. 31-35.

4. Site d'Antidote, page «Pourquoi l'animal n'est pas le modèle biologique de l'homme».

5. Ibidem.

6. Ibidem.

7. Site d'Antidote, page «Dix mensonges sur l'expérimentation animale».

8. «Praeter haec, cum in interioribus partibus et dolores et morborum varia genera nascantur, neminem putant his adhibere posse remedia, qui ipsa<s> ignoret. Ergo necessarium esse incidere corpora mortuorum, eorumque viscera atque intestina scrutari; longeque optime fecisse Herophilum et Erasistratum, qui nocentes homines a regibus ex carcere acceptos vivos inciderint» («en plus, comme des douleurs et plusieurs genres de maladies naissent dans les parties intérieures, ils [les médecins rationnels] sont de l'avis qu'aucune personne qui les ignore ne peut appliquer des remèdes. Donc [ils pensent] qu'il faut inciser les corps des morts et observer leurs entrailles; et qu'Hérophile et Érasistrate ont très bien fait, en incisant des criminels vivants pris des prisons par les rois», trad. par moi-même).

9. Site d'Antidote, page «Pourquoi l'animal n'est pas le modèle biologique de l'homme».

10. Trad. par moi-même.

11. Site Novivisezione, page «La Sperimentazione Animale in Occidente dalle Origini a Oggi».

12. V. supra, la scène de dissection dans le traité d'anatomie de Mondino.

13. De motu cordis et sanguinis in animalibus (1628) et Exercitationes duae anatomicae de circulatione sanguinis (1649) dans W. Harvey, Opere, par F. Alessio, P. Boringhieri, Torino 1963.

14. Ibidem, p. 44.

15. Site d'Antidote, page «Pourquoi l'animal n'est pas le modèle biologique de l'homme».

16. Site d'Antidote, page «Pourquoi Antidote Europe?» (les italiques sont de moi).

17. Site stopvivisection.info.

18. Site stopvivisection.info, page «Pourquoi ce site?».

19. Site stopvivisection.info, page «Semaine Mondiale des Animaux de Laboratoire - Questions/Réponses avec 2 experts scientifiques».

Annexe (réponse à des remarques faites par Yves Bonnardel)

yves bonnardel ha scritto:

et au fait, concernant ton intervention : je l'ai trouvée super jusqu'au moment où tu as commencé à parler d'histoire des sciences ; parce que tu n'as pas expliqué pourquoi tu en parlais, ou pas suffisamment bien, ou de façon que je n'ai pas compris les enjeux de ce qui m'est apparu comme une longue digression ; et finalement, j'ai trouvé que les enjeux n'étaient pas si importants pour nous autres militants qui de toute façon ne nous serions pas amusés à écrire un historique de la vivisection : nous n'aurions sans doute pas été tentés de faire les mêmes fautes, non ? c'était pour moi comme si ces enjeux de vérité historique étaient finalement anecdotiques, d'autant que je n'ai pas compris pourquoi le site italien dont tu parlais avait mis une version aussi tronquée et manipulée de l'histoire : c'était pour attaquer la vivisection comme non-scientifique, c'est ça ?

(...)

Yves,

je te remercie pour ces remarques. Justement, en revisant mon exposé pour le site de Estivales, je continuais à me dire qu'il manquait des choses, que je n'ai pas bien developpé certains passages, que je n'ai pas réussi à expliquer pourquoi la "digression historique" me semblait importante. Du coup, même si j'ai fini la "revision", maintenant que j'ai reçu tes remarques je me sens poussée à avancer un peu plus. (...)

(...)

En ce qui concerne la deuxième partie, la "digression historique", je la trouve plus intéressante dans le sens qu'il s'agit d'un travail un peu plus spécifique (que j'ai juste commencé à faire), qui parle de choses qui sont peu et/ou mal connues et souvent négligées (on se contente des micmac scientifiques-historiques plus ou moins fantastiques). Or, je pense que tu as raison quand tu dis que je n'ai pas suffisemment bien expliqué pourquoi j'en ai parlé. J'essaie de schématiser.

1/ pour les militants

Je trouve tristement significatif le contraste entre l'insistance de la théorie "scientifique" antivivisectionniste sur la "vérité" d'un coté (vérité scientifique, sérieux, honnêteté intellectuelle, formation solide etc.), et la fausseté dans la pratique, de l'autre coté (fausseté, ignorance, superficialité, arrogance, abus de l'autorité etc. bref, tout ce qu'on reproche aux vivisecteurs).

Ceci dit, mon argument central contre la strategie soi disante scientifique est que la lutte contre l'expérimentation animale n'est pas une question épistemologique (elle est "scientifique" ou non?) ni une question de sauvegarde des consommeurs (les médicaments qui sortent de l'expérimentation sont-ils efficaces ou dangereux pour les humains?) mais une question éthique et politique: l'utilisation d'êtres sensibles dans les expériences scientifiques est-elle accettable? Je suis arrivée à ce point seulement à la fin de mon exposé, et cette structure n'était peut être pas bien calibrée... Mais en fait, le coeur de mon argument est que les scientifiques antivivisectionnistes se conduisent de la même façon que les vivisecteurs, les deux font une sorte de brainwashing aux gens, en utilisant leur "autorité", pour les convaincre - selon le cas - que l'expérimentation animale est "inutile et anti scientifique" ou "nécéssaire et valable". Or, il y a 4 ans, il était évident pour moi que ça n'avait rien à voir avec moi le fait d'établir si l'expérimentation est valable ou non, que je n'avais aucun moyen pour décider dans un sens ou dans l'autre, et que tous les militants devraient penser la même chose: carrement, pour lutter contre l'expérimentation il est nécéssaire, même vital, s'émanciper de la sujétion aux scientifiques, car tant qu'il y aura des gens prêts à croire aux scientifiques qui sont contre l'expérimentation animale, il y en aura qui seront également prêts à croire aux scientifiques qui sont pour, qui ont autant de curriculum que les premiers...

Malheureusement, les militants ont du mal à abandonner le mythe de la "vérité", qu'elle soit scientifique ou d'autre genre ... le pouvoir du savoir, que j'ai essayé de mettre en question, est encore trop profond... disons que la réponse qu'on a donné à mon argument est qu'il ne faut pas aller dans une seule direction, mais poursuivre tous les chemins possibles: pourquoi se borner à l'éthique et réfuser d'utiliser aussi l'argument scientifique, s'il est utile à la cause? Ce que j'en ai conclu est que les militants n'arrivent pas à s'émanciper de l'autorité (même ceux qui pretendent de ne pas "suivre bêtement aucune doctrine", comme ceux du site "stopvivisection.info") et que, pour briser cette sujétion insensée, il faut mettre en crise la confiance, la fois qu'elle implique dans les militants. En autres mots, il faut révéler qu'il y a de la fausseté dans les vérités que les scientifiques antivivisectionnistes nous administrent pour révéler la fausseté des vérités administrées par les vivisecteurs... il faut mettre en lumière les points obscurs des pretendues lumières antivivisectionnistes... tu vois comment tout cela devient paradoxale... comment cette opposition manichéenne debile établie par les antivivisectionnistes entre vérité et fausseté scientifique, entre lumière et obscurité se bouleverse et finalement s'émiette, une fois qu'on assume conscience de la complexité de la question expérimentale...

N'étant pas scientifique, je ne pouvais enquêter que sur l'histoire des idées...

Disons que par rapport aux militants, les digressions historiques ont le but de les encourager à assumer une attitude plus critique, à se méfier de ceux qui proclament de connaitre la vérité, quelle que ce soit, surtout s'ils disent que c'est une vérité "simple", à ne pas répeter automatiquement les choses mais toujours les vérifier tant que possible (et sinon, se taire et utiliser d'autres arguments), bref, à faire ce que David disait aussi en conclusion de son exposé: "surtout, penser librement".

2/ pour celleux qui s'intéressent à la question expérimentale

J'ai l'habitude de vouloir examiner les choses en filigrane, de les regarder en profondeur, en tant que résultats d'un processus plutôt que comme des figures à deux dimensions... je n'ai pas la sensation de connaitre les choses (et les personnes... ;-) ) si je ne connais pas un peu leur histoire...

Ainsi, ça m'intéresse plus de savoir si et comment et pourquoi Aristote faisait des expériences sur les animaux que de savoir combien d'animaux ont été tués dans les laboratoires italiens l'année dernière, parce que je pense que les statistiques ne nous disent pas grand choses sur un phénomène, ils nous apprendent des informations sur son deroulement, sur les effets, mais ne nous révèlent rien sur ses causes, son essence...

Or, le discours courant sur la "vivisection" nous apprend que les vivisecteurs sont des sadiques, des arrivistes, des agents des capitales pharmaceutiques etc. ... ce qui équivale à rien. Cela n'explique rien sur l'expérimentation. Ou mieux, cela suggère que les causes de l'expérimentation animale n'on rien à faire avec "la science", qu'elles coincident avec des facteurs extérieurs: soit des personnalités derangées, soit la soif de gloire ou d'argent. Le seul facteur qui peut être reconduit dans une certaine mesure aux mécanismes intérieurs de la communauté scientifique est la resistence aux changements, le refus d'adopter des nouvelles technologies etc. Cela, je le trouve convaincant. Mais quand l'antivivisectionnisme scientifique essaie de faire un discours historique, ce facteur ne peut plus être évoqué, évidemment: par conséquent, on évoque encore et en nouveau des causes extérieures, par ex. on met en cause l' "influence" de l'Église (il est évident que l'Église a joué un rôle effectif dans l'histoire des idées, mais pas dans le sens brut et banal le plus souvent évoqué).

Bref, l'expérimentation est une présence incommode, dérangeante, dans l'image lumineuse, progressiste et salvatrice de la médecine, de la science en général: tant dans le cas de l'expérimentation humaine que de l'expérimentation animale, on essaie d'expulser cette présence pour préserver l'image de la "bonne science" (cfr. la démonisation des médecins nazis). C'est un vrai tabou: on n'accepte pas l'idée que la science bio-médicale actuelle soit en large partie une science expérimentale, dont l'*essence* est d'utiliser des êtres vivants de n'importe quelle espèce dans ses expériences, en d'autres mots, on ne se rend pas compte de ce que ça veut dire "science expérimentale", de ce que le caractère expérimental implique quand il est appliqué à l'étude les êtres vivants... on se scandalise, on parle d'une science malade, malsaine... alors que c'est simplement la science! (expérimentale).

Pour comprendre dans quelle mesure expérimenter sur les êtres vivants est une pratique scientifique (parmi les autres), il faut l'approcher premièrement du point de vue théorique, donc lire les auteurs qui ont essayé de l'analyser et la formuler d'un point de vue méthodologique, à partir de Claude Bernard. Donc, j'ai commencé à lire Claude Bernard. Et je pense que ça vaut la peine de lire la bibliographie actuelle au sujet de la méthode expérimentale dans les sciences de la vie et ses problèmes (j'ai commencé à faire une liste, j'y arriverai, j'espère...).

Puis, je me suis dit qu'il aurait été intéressant étudier la pratique expérimentale même, qui évidemment a précédé la théorie (Bernard n'a pas été le premier, on expérimentait sur les animaux depuis pas mal de siècles avant lui): donc, la naissance de la médecine moderne, comment l'expérimentation se deroulait, dans quels cadres conceptuels, dans quels domaines spécifiques etc.

Et puis je me suis demandée dans quels conditions il y a eu le passage de la médecine ancienne à celle moderne, et, corrélativement, si et comment on pratiquait des expériences sur les êtres vivants à l'époque ancienne...

Dès lors, j'ai appris avec étonnement (si les reconstructions que j'ai lues jusqu'ici sont justes), que à l'époque ancienne l'idée d'ouvrir les corps (vivants ou morts) n'était pas autant propre de la médecine que de la philosophie de la nature, à savoir de la recherche scientifique; que les écoles médicales anciennes étaient en grande partie étrangères - sinon carrement contre - la pratique d'ouvrir les corps des êtres vivants à but thérapeutique. Par conséquent, l'opposition établie par la théorie scientifique antivivisectionniste entre "bonne médecine qui n'observait que l'homme" (-> autopsies) et "fausse médecine qui se mêle avec les animaux" (-> vivisection) est fausse: l'idée d'observer les corps à l'intérieur (et, evenctuellement les manipuler) rassemble les dissections aussi bien que les vivisections au but de connaître les êtres vivants, et pas de les soigner. Je me demande aussi si ce n'est pas à cause de la reprise des dissections humaines à la fin du Moyen Age qu'on a recommencé à faire des vivisections sur les animaux, comme les deux pratiques sont deux aspects du même paradigme (expérimentale); mais là, j'improvise, j'en sais (encore) rien .

Une fois établi que l'expérimentation animale (et humaine) est une pratique scientifique, il faut l'évaluer d'un point de vue éthique. Ce qui apparaît en toute évidence est que cette pratique est éthiquement neutre en soi: il s'agît d'un mecanisme qui a bésoin de corps à manipuler, de n'importe quelle espèce. Elle n'est pas spéciste en soi. Le scientifique peut ouvrir le corps d'un singe aussi bien que du roi de Prusse, ça ne changerait rien pour lui d'un point de vue strictement scientifique (sauf qu'en rapport à ce qu'il veut étudier, bien entendu). Les jeux se font au dehors, les règles de l'expérimentation reflechissent les règles de la société: l'expérimentateur sera autorisée à ouvrir seulement les corps des individus qui sont au dehors de la communauté sociale. Dès lors, tant que les sciences de la vie seront expérimentales, il y aura des victimes (en nombre majeur ou mineur, de telle ou telle autre espèce ou provenance sociale etc.). Comme dans le cas de l'élévage, je ne pense pas que ce soit possible un adoucissement de l'expérimentation: je pense qu'il faut l'abolir. En tout cas, pour sauver les victimes de l'expérimentation et pour lutter pour qu'il n'y ait plus de victimes, il est nécéssaire, à mon avis, développer ces deux pistes:

1/ assumer le caractère scientifique de l'expérimentation pour qu'il soit évident que la recherche scientifique, éthiquement neutre en elle même, apporte des avantages aussi bien que des dommages enormes à la société (sans quoi, les dommages sont expliqués par des causes extérieures et la recherche, soulagée de ses responsabilités, continue à faire son boulot, sans être dérangée)

2/ insister pour que le public non spécialisé puisse se sentir en droit de critiquer les dits dommages de la recherche scientifique sur une base éthique, la seule pertinente. La recherche expérimentale est déjà implicitement réglée par les usages de la société qu'elle sert, dans les critères de choix du "matériel expérimental" (aujourd'hui, critères discriminatoirs en base à l'espèce, à la nationalité, à la condition sociale etc), mais la société n'en est pas consciente (le seul moment historique où on a effleuré cette conscience a été le procès aux médecins nazis à Nuremberg); il faut que la société se rende compte que c'est sa tâche à elle de diriger la recherche, donc qu'elle a le droit, le pouvoir, l'obligation morale de le faire. Du coup, puisque une recherche expérimentale sans victimes est impossible, il faut qu'une société "éclairée" l'abolisse.

(...)

Bon ben si tu penses que cela pourrait porter de l'aide à la compréhension du texte de mon exposé, je pourrait l'ajouter en tant qu'annexe. Sinon... s'il y a encore des points obscurs, si tu as d'autres remarques, critiques, questions... n'hésite pas à me dire ce que tu en penses!

Hop! Bonne nuit!

Agnese